Snowden d’Oliver Stone est actuellement diffusé sur Canal+ : ses nombreux défauts ne doivent pas vous retenir de regarder un film salutaire pour tout utilisateur d’Internet
Voici enfin l’occasion pour les Français de regarder l’histoire du lanceur d’alerte Edward Snowden, dans une réalisation d’Oliver Stone. Ce dernier a l’habitude de s’attaquer au style parfois délicat du film d’actualité contemporaine, puisqu’il est notamment le réalisateur de films comme World Trade Center, sorti à peine 5 ans après le choc du 11 septembre 2001, ou encore W, biopic consacré à George Bush Junior sorti juste avant son départ de la Maison Blanche en 2008.
Avec Snowden, il s’attaque à un sujet brûlant puisque l’ex-employé des services de renseignement américains vit toujours en exil à Moscou tandis que la campagne présidentielle américaine a relancé le débat sur ce qui devrait attendre l’homme au cas où il remettrait le pied sur le sol américain.
AMBIANCE RYTHMÉE ET EFFICACE
À la fois rythmée et esthétique, la mise en scène est efficace et parvient à nous garder dans l’ambiance du film, malgré les fréquents allers-retours entre le huis-clos de Hong-Kong qui servit de cadre à Snowden et une poignée de journalistes chargés des révélations de juin 2013, et le déroulé des différents épisodes de sa carrière, qui l’ont successivement mené dans le Sud des États-Unis, en Suisse, au Japon, et enfin à Hawaii.
Une efficacité dans la réalisation qui rend d’autant plus superflue l’épaisse couche hollywoodienne dont Oliver Stone repeint une réalité qui n’en avait pas besoin en l’occurrence. L’interprétation de Joseph Gordon-Levitt est remarquable de réalisme, en particulier le ton de voix qui est parfaitement retranscrit, ce qui justifie d’aller voir la version originale pour ceux qui le peuvent.
On pourra reprocher au film de donner possiblement à Edward Snowden plus d’importance qu’il n’en aurait réellement eu dans les missions des services de renseignement américains, c’est en tous cas ce qu’affirme l’ex-directeur de la NSA dans une interview, et qui est très difficilement vérifiable.
On pourra éventuellement sourire des scènes d’espionnage à Genève, dans lesquelles un banquier pakistanais soupçonné de financer des pays hostiles aux intérêts américains voit sa vie consciencieusement détruite par la CIA, alors que l’homme est présenté comme personnellement honnête, voire sympathique. À défaut de subtilité ou de réalisme, ce genre de scène n’est pourtant pas inutile car elle sert le propos du film : montrer le pouvoir dans tout ce qu’il a de plus machiavélien, et nous en dépeindre les conséquences sur des vies réelles.
Le film prend le parti de mettre l’accent sur la relation entre Edward Snowden et Lindsay Mills, sa compagne qui l’a finalement rejoint en exil en Russie. Là encore l’originalité n’est pas de mise, mais ce parti pris permet d’insister sur les sacrifices qu’a impliqué la décision de porter le scandale de la surveillance de masse sur la place publique. Snowden a renoncé à son pays, à une vie de couple heureuse et déjà mise en péril plusieurs fois par son travail, à un salaire confortable et bien d’autres motifs d’espoir dans l’avenir.
LE SCANDALE DES ÉCOUTES DE LA NSA
Oliver Stone, en dépit des clichés souvent dispensables, n’a oublié aucun des aspects les plus importants du scandale des écoutes de la NSA : les soupçons d’abus de surveillance sous l’administration Bush et les espoirs suscités par l’élection de Barack Obama en 2008, puis la déception de constater bien plus tard que les abus n’ont jamais cessé malgré la promesse de leur arrêt en 2011, autant d’éléments abondamment documentés par des journaux de référence comme The Guardian ou le Washington Post.
Mais aussi l’expérience malheureuse de Thomas Drake, lanceur d’alerte qui plusieurs années avant Snowden dénonça les abus des services de renseignement, et fit le choix de passer par les voies légales mais qui n’aboutit qu’à ruiner sa carrière sans permettre au public de connaître la vérité.
Même le Rubik’s Cube dans lequel Snowden parvient à exfiltrer les preuves du scandale hors des locaux de la NSA est un détail authentique, et l’occasion de souligner combien le stress des scènes où les documents classifiés sont dérobés est justifié, puisque tout récemment un membre de la NSA a été arrêté et emprisonné pour s’être lui aussi emparé de données sensibles, quoique rien n’indique à ce stade si ses motifs sont comparables à ceux d’Edward Snowden.
CANDEUR DE SNOWDEN
Les libéraux convaincus seront tentés de railler la candeur du jeune Edward Snowden, qui, issu d’une famille où la tradition du service de l’État était forte, s’engagea avec conviction dans l’armée avant de se rabattre sur le renseignement après un malheureux accident aux jambes.
C’est au fil des années qu’il enchaîne les désillusions et se voit contraint de reconnaître que l’intérêt du pays devient rapidement le prétexte pour tous les abus de pouvoir. Mais c’est précisément parce que Snowden avait intégré le service de l’État avec une certaine naïveté qu’il a ressenti le choc de la réalité au point d’être prêt à se sacrifier pour que le public connaisse l’étendue de la surveillance dont il fait l’objet.
Quant aux arguments adverses, on mettra au crédit d’Oliver Stone la scène durant laquelle le mentor de Snowden lui explique apparemment en toute bonne foi pourquoi la surveillance doit être générale et pourquoi le Congrès et le peuple américain ne doivent surtout pas le savoir. D’après ce personnage, le peuple préfère la sécurité à la liberté, ce qui justifie ce que Snowden considère comme des abus de pouvoir mais que les services de renseignement estiment être la dure réalité de la guerre numérique entre les États-Unis et leurs ennemis.
Il serait trop facile de présenter les gentils contre les méchants, et cet effort d’honnêteté dans la reconnaissance des motivations complexes de chacun des protagonistes est salutaire pour bien comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle.
LA RÉALITÉ À TRAVERS LE CINÉMA
En sortant de la salle on est envahi par un sentiment inhabituel, car le film que l’on vient de voir ne nous a pas transportés dans la fiction mais bien dans la réalité, une réalité qui n’est pas limitée aux Américains puisque les cibles les plus évidentes de la surveillance exercée par la NSA et les autres agences du renseignement sont les étrangers ne bénéficiant pas de la protection du 4ème Amendement à la Constitution américaine1.
Les questions soulevées par le film ne sont pas seulement contemporaines, elles sont d’une actualité brûlante. Le film rappelle par exemple que les deux candidats aux élections américaines en 2016 sont extrêmement hostiles à Snowden, Donald Trump souhaitant même le voir exécuté, ce qui pourrait faire utilement réfléchir les quelques libéraux égarés dans leur soutien à ce personnage.
Nul doute que ceux qui auront vu ce film seront au moins soulagés d’apprendre que malgré la situation personnelle délicate d’Edward Snowden, son alerte a initié une prise de conscience autour de la liberté sur Internet, et que les nouveaux outils de protection de la vie privée se sont multipliés2.
En France c’est la Quadrature du Net qui est en pointe sur ces questions d’anonymat en ligne. Dans le monde anglophone les initiatives sont nombreuses ; on signalera en priorité les efforts de la Freedom of the Press Foundation, aujourd’hui présidée par Edward Snowden. Ce dernier est également présent sur Twitter où il ne manque jamais de commenter l’actualité internationale lorsque celle-ci touche aux libertés individuelles, particulièrement dans le numérique.
Les nombreux défauts du Snowden d’Oliver Stone ne doivent pas vous retenir de voir ce film salutaire pour tout utilisateur d’Internet. Même pour qui connaît les détails de l’affaire Snowden, la magie du grand écran fonctionne et nous fait vivre des émotions que le sérieux des articles du Guardian ou du Washington Post ne permettent pas de ressentir. Il est plus que jamais temps de parler des libertés numériques, ce film nous en donne une parfaite occasion. À voir absolument, et à discuter abondamment.
Snowden d’Oliver Stone, en replay sur MyCanal jusqu’au 29 janvier 2018.
Michael V. Hayden, directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) entre 2006 et 2009 le résume ainsi dans un article paru dans la foulée des révélations d’Edward Snowden : « Je vais vous le dire de la manière la plus abrupte. Le renseignement américain est limité par les exigences du 4ème amendement et défini par les exigences de la sécurité américaine. En l’absence de directives politiques contraires, si vous n’êtes pas couvert par la Constitution américaine, et que vos communications contiennent des informations pouvant contribuer à la liberté et à la sécurité de l’Amérique, informations qui ne seraient pas autrement mises à la disposition du gouvernement des États-Unis, alors on fonce. Le directeur de la NSA n’a que faire de votre vie privée. *
Les exemples les plus connus étant The Tor Project (navigation anonyme sur Internet), Tails (distribution du système d’exploitation Debian orientée sur la protection des données personnelles), l’application de messagerie sécurisée Signal (recommandée par Edward Snowden lui-même) et le prestataire de courrier électronique ProtonMail.
Contrepoints
Voici enfin l’occasion pour les Français de regarder l’histoire du lanceur d’alerte Edward Snowden, dans une réalisation d’Oliver Stone. Ce dernier a l’habitude de s’attaquer au style parfois délicat du film d’actualité contemporaine, puisqu’il est notamment le réalisateur de films comme World Trade Center, sorti à peine 5 ans après le choc du 11 septembre 2001, ou encore W, biopic consacré à George Bush Junior sorti juste avant son départ de la Maison Blanche en 2008.
Avec Snowden, il s’attaque à un sujet brûlant puisque l’ex-employé des services de renseignement américains vit toujours en exil à Moscou tandis que la campagne présidentielle américaine a relancé le débat sur ce qui devrait attendre l’homme au cas où il remettrait le pied sur le sol américain.
AMBIANCE RYTHMÉE ET EFFICACE
À la fois rythmée et esthétique, la mise en scène est efficace et parvient à nous garder dans l’ambiance du film, malgré les fréquents allers-retours entre le huis-clos de Hong-Kong qui servit de cadre à Snowden et une poignée de journalistes chargés des révélations de juin 2013, et le déroulé des différents épisodes de sa carrière, qui l’ont successivement mené dans le Sud des États-Unis, en Suisse, au Japon, et enfin à Hawaii.
Une efficacité dans la réalisation qui rend d’autant plus superflue l’épaisse couche hollywoodienne dont Oliver Stone repeint une réalité qui n’en avait pas besoin en l’occurrence. L’interprétation de Joseph Gordon-Levitt est remarquable de réalisme, en particulier le ton de voix qui est parfaitement retranscrit, ce qui justifie d’aller voir la version originale pour ceux qui le peuvent.
On pourra reprocher au film de donner possiblement à Edward Snowden plus d’importance qu’il n’en aurait réellement eu dans les missions des services de renseignement américains, c’est en tous cas ce qu’affirme l’ex-directeur de la NSA dans une interview, et qui est très difficilement vérifiable.
On pourra éventuellement sourire des scènes d’espionnage à Genève, dans lesquelles un banquier pakistanais soupçonné de financer des pays hostiles aux intérêts américains voit sa vie consciencieusement détruite par la CIA, alors que l’homme est présenté comme personnellement honnête, voire sympathique. À défaut de subtilité ou de réalisme, ce genre de scène n’est pourtant pas inutile car elle sert le propos du film : montrer le pouvoir dans tout ce qu’il a de plus machiavélien, et nous en dépeindre les conséquences sur des vies réelles.
Le film prend le parti de mettre l’accent sur la relation entre Edward Snowden et Lindsay Mills, sa compagne qui l’a finalement rejoint en exil en Russie. Là encore l’originalité n’est pas de mise, mais ce parti pris permet d’insister sur les sacrifices qu’a impliqué la décision de porter le scandale de la surveillance de masse sur la place publique. Snowden a renoncé à son pays, à une vie de couple heureuse et déjà mise en péril plusieurs fois par son travail, à un salaire confortable et bien d’autres motifs d’espoir dans l’avenir.
LE SCANDALE DES ÉCOUTES DE LA NSA
Oliver Stone, en dépit des clichés souvent dispensables, n’a oublié aucun des aspects les plus importants du scandale des écoutes de la NSA : les soupçons d’abus de surveillance sous l’administration Bush et les espoirs suscités par l’élection de Barack Obama en 2008, puis la déception de constater bien plus tard que les abus n’ont jamais cessé malgré la promesse de leur arrêt en 2011, autant d’éléments abondamment documentés par des journaux de référence comme The Guardian ou le Washington Post.
Mais aussi l’expérience malheureuse de Thomas Drake, lanceur d’alerte qui plusieurs années avant Snowden dénonça les abus des services de renseignement, et fit le choix de passer par les voies légales mais qui n’aboutit qu’à ruiner sa carrière sans permettre au public de connaître la vérité.
Même le Rubik’s Cube dans lequel Snowden parvient à exfiltrer les preuves du scandale hors des locaux de la NSA est un détail authentique, et l’occasion de souligner combien le stress des scènes où les documents classifiés sont dérobés est justifié, puisque tout récemment un membre de la NSA a été arrêté et emprisonné pour s’être lui aussi emparé de données sensibles, quoique rien n’indique à ce stade si ses motifs sont comparables à ceux d’Edward Snowden.
CANDEUR DE SNOWDEN
Les libéraux convaincus seront tentés de railler la candeur du jeune Edward Snowden, qui, issu d’une famille où la tradition du service de l’État était forte, s’engagea avec conviction dans l’armée avant de se rabattre sur le renseignement après un malheureux accident aux jambes.
C’est au fil des années qu’il enchaîne les désillusions et se voit contraint de reconnaître que l’intérêt du pays devient rapidement le prétexte pour tous les abus de pouvoir. Mais c’est précisément parce que Snowden avait intégré le service de l’État avec une certaine naïveté qu’il a ressenti le choc de la réalité au point d’être prêt à se sacrifier pour que le public connaisse l’étendue de la surveillance dont il fait l’objet.
Quant aux arguments adverses, on mettra au crédit d’Oliver Stone la scène durant laquelle le mentor de Snowden lui explique apparemment en toute bonne foi pourquoi la surveillance doit être générale et pourquoi le Congrès et le peuple américain ne doivent surtout pas le savoir. D’après ce personnage, le peuple préfère la sécurité à la liberté, ce qui justifie ce que Snowden considère comme des abus de pouvoir mais que les services de renseignement estiment être la dure réalité de la guerre numérique entre les États-Unis et leurs ennemis.
Il serait trop facile de présenter les gentils contre les méchants, et cet effort d’honnêteté dans la reconnaissance des motivations complexes de chacun des protagonistes est salutaire pour bien comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle.
LA RÉALITÉ À TRAVERS LE CINÉMA
En sortant de la salle on est envahi par un sentiment inhabituel, car le film que l’on vient de voir ne nous a pas transportés dans la fiction mais bien dans la réalité, une réalité qui n’est pas limitée aux Américains puisque les cibles les plus évidentes de la surveillance exercée par la NSA et les autres agences du renseignement sont les étrangers ne bénéficiant pas de la protection du 4ème Amendement à la Constitution américaine1.
Les questions soulevées par le film ne sont pas seulement contemporaines, elles sont d’une actualité brûlante. Le film rappelle par exemple que les deux candidats aux élections américaines en 2016 sont extrêmement hostiles à Snowden, Donald Trump souhaitant même le voir exécuté, ce qui pourrait faire utilement réfléchir les quelques libéraux égarés dans leur soutien à ce personnage.
Nul doute que ceux qui auront vu ce film seront au moins soulagés d’apprendre que malgré la situation personnelle délicate d’Edward Snowden, son alerte a initié une prise de conscience autour de la liberté sur Internet, et que les nouveaux outils de protection de la vie privée se sont multipliés2.
En France c’est la Quadrature du Net qui est en pointe sur ces questions d’anonymat en ligne. Dans le monde anglophone les initiatives sont nombreuses ; on signalera en priorité les efforts de la Freedom of the Press Foundation, aujourd’hui présidée par Edward Snowden. Ce dernier est également présent sur Twitter où il ne manque jamais de commenter l’actualité internationale lorsque celle-ci touche aux libertés individuelles, particulièrement dans le numérique.
Les nombreux défauts du Snowden d’Oliver Stone ne doivent pas vous retenir de voir ce film salutaire pour tout utilisateur d’Internet. Même pour qui connaît les détails de l’affaire Snowden, la magie du grand écran fonctionne et nous fait vivre des émotions que le sérieux des articles du Guardian ou du Washington Post ne permettent pas de ressentir. Il est plus que jamais temps de parler des libertés numériques, ce film nous en donne une parfaite occasion. À voir absolument, et à discuter abondamment.
Snowden d’Oliver Stone, en replay sur MyCanal jusqu’au 29 janvier 2018.
Michael V. Hayden, directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) entre 2006 et 2009 le résume ainsi dans un article paru dans la foulée des révélations d’Edward Snowden : « Je vais vous le dire de la manière la plus abrupte. Le renseignement américain est limité par les exigences du 4ème amendement et défini par les exigences de la sécurité américaine. En l’absence de directives politiques contraires, si vous n’êtes pas couvert par la Constitution américaine, et que vos communications contiennent des informations pouvant contribuer à la liberté et à la sécurité de l’Amérique, informations qui ne seraient pas autrement mises à la disposition du gouvernement des États-Unis, alors on fonce. Le directeur de la NSA n’a que faire de votre vie privée. *
Les exemples les plus connus étant The Tor Project (navigation anonyme sur Internet), Tails (distribution du système d’exploitation Debian orientée sur la protection des données personnelles), l’application de messagerie sécurisée Signal (recommandée par Edward Snowden lui-même) et le prestataire de courrier électronique ProtonMail.
Contrepoints