www.telquel-online.com/204/sujet5.shtml
Quand Leïla Marrakchi, réalisatrice de Marock, brise des tabous sociaux, les artistes bien pensants s'en prennent à elle méchamment. Au-delà du cinéma, c'est l'antisémitisme primaire et le sexisme culturel qui sont mis à nu.
Deux jeunes Marocains sont sur le point de faire l'amour. Il est juif, elle est musulmane. “C'est vrai, demande-t-elle en regardant l'étoile de David qu'il porte autour du cou, que vous (les juifs) ne cherchez qu'à dépuceler les musulmanes ?”. Il se penche vers elle et lui met l'étoile de David autour du cou (“Comme ça tu arrêteras de la
regarder”) avant de l'embrasser… Quand il devient un objet public, le cinéma n'appartient plus à celui qui le fait mais à ceux qui le regardent. A Tanger, la scène décrite plus haut a traumatisé des dizaines de personnes parmi les “élites” (artistes et chercheurs) bien-pensantes qui ont assisté à la projection de Marock. Le traumatisme en question n'a rien à voir avec le cinéma, il est social, culturel, sexuel et religieux. Il touche à quelque chose de fondamental dans notre éducation, dans notre identité. Ce n'est plus l'intellectuel, tout artiste et esprit ouvert qu'il puisse être, qui regarde les images de Marock mais l'enfant de dix ans à qui l'école, la famille, la rue, ont inculqué un commandement irrévocable : “Tu ne te convertiras point au judaïsme”. Ce n'est pas seulement une question de foi, ou de confession. Dans le fond, la conversion en question nous renvoie à un rapport de forces, une affaire de suprématie, quelque chose de purement physique. L'image du musulman se convertissant au judaïsme a ainsi valeur de symbole : c'est une passation de pouvoir et c'est la religion juive (et son prolongement dans l'imagerie populaire, le sionisme) qui l'emporte sur la musulmane, Moïse sur Mahomet, la Torah sur le Coran. Cela devient une défaite, une de plus, pour l'esprit de cet enfant éduqué avec l'idée que “les musulmans sont les plus légitimes et les plus forts”, qu'ils sont “les seuls à aspirer au paradis”, et que tout autre situation ne saurait être que le résultat d'une inversion, d’une déviation, d’une transgression de la normalité, d’un complot fomenté contre la puissance de nos ancêtres et le cours véritable de l'histoire.
La “défaite” en question a des allures d'hécatombe du moment que le facteur sexuel se greffe sur le religieux. “Pourquoi piétiner ainsi nos valeurs ? Pourquoi montrer un juif en train de (…) une musulmane ?”, s'est ainsi offusqué cet “intellectuel” à la conférence de presse. Applaudissement général. Un autre intervenant a cru bon de rétorquer, sans doute pour remonter le moral des troupes : “Mais n'oubliez pas que nous aussi, les musulmans, on a (…) beaucoup de femmes juives”. Nouvel applaudissement général. Et nouvelle démonstration du sexe perçu comme un rapport de pure domination où l'amour n'est pas partagé mais subi par la femme et “commis” par l'homme.
Voilà comment une petite séquence, certes inspirée et justifiée dans la narration du film, peut aller loin, sans doute trop loin, remuer, ébranler les certitudes qui ont façonné la personnalité de chacun. Voilà comment des gens intelligents, et certainement sincères, ont hué le film de Leila Marrakchi, criant à “la manipulation sioniste”. Un chercheur s'est même exclamé, en s'adressant à la réalisatrice : “Je veux faire un film pour répondre au tien, mais je suis sûr qu'ils (les sionistes) ne me donneront pas les moyens ni le soutien logistique qu'ils t'ont accordé !”. Beaucoup ont applaudi à de tels propos, rappelant qu’“en dehors des gros mots, les seuls dialogues en arabe dans le film sont débités par les femmes de ménage, les chauffeurs et les gardiens de parking”.
On est toujours dans le rapport de forces, dans la “défaite” insupportable, illustrée ici par la question des langues, cet autre foyer de tension qui fracture, avec la même force, notre société. Il est intéressant de relever, par exemple, que les réactions les plus véhémentes ont été proférées par des arabophones. à Tanger, on a pu vérifier comment le statut dévolu à la langue arabe est largement perçu comme une défaite non seulement culturelle mais aussi économique. Un chercheur s'est encore écrié : “Ils (les bourgeois, les francophones) ne sont qu'une minorité, ce film n'est pas représentatif de la société marocaine, ce film n'est pas marocain”. Dans le même ordre d'idée, mon ami Rachid Nini a écrit, dans sa chronique quotidienne : “Le film ne devrait pas s'appeler Marock, mais le Marock de Leïla Marrakchi”. Un Nabyl Lahlou a trouvé le moyen de répondre : “Ils ne sont peut-être qu'une minorité, mais ils nous gouvernent !”.
Le cinéaste Mohamed Asli, certainement sincère, a placé la barre encore plus haut en dispensant, à Leïla Marrakchi et à ses “semblables”, un véritable code de conduite morale. Tournant le dos à la principale intéressée, mais bien applaudi par les artistes et les intellectuels, il a expliqué comment “une jeune fille (Leila Marrakchi donc) a été manipulée, sans se rendre compte, par l'idéologie sioniste”, comment “Ni la jeune fille, ni son film ne sont marocains et ils n'ont pas leur place dans un festival national”, comment, enfin, “l'Etat, en permettant cela, devient le complice de l'impérialisme et du sionisme”. Ces pensées terribles sont à prendre au sérieux parce que le pauvre Asli n'est pas le seul à les porter en son for intérieur. D'autres Asli, artistes connus et respectés (parfois même révoltés !), ou spectateurs anonymes, croient dur comme fer à ces résolutions dignes du temps des croisades. Ils symbolisent à eux seuls, non seulement les fractures du cinéma mais de la société marocaine, élevée dans un rêve de grandeur mais traumatisée par tant de défaites. De la graine de fanatiques. Dans tous les cas, la polémique née autour de Marock a eu, à Tanger (et aura demain à travers tout le Maroc, quand le film sera mis en circuit), des relents de combat physique renvoyant à l'opposition juifs-musulmans, francophones-arabophones, bourgeois-pauvres… Très loin du cinéma, collant de très près aux cordes sensibles de ce Maroc(k) qui est le nôtre.
Source : Telquel.
Qu'en pensez-vous?!
Quand Leïla Marrakchi, réalisatrice de Marock, brise des tabous sociaux, les artistes bien pensants s'en prennent à elle méchamment. Au-delà du cinéma, c'est l'antisémitisme primaire et le sexisme culturel qui sont mis à nu.
Deux jeunes Marocains sont sur le point de faire l'amour. Il est juif, elle est musulmane. “C'est vrai, demande-t-elle en regardant l'étoile de David qu'il porte autour du cou, que vous (les juifs) ne cherchez qu'à dépuceler les musulmanes ?”. Il se penche vers elle et lui met l'étoile de David autour du cou (“Comme ça tu arrêteras de la
regarder”) avant de l'embrasser… Quand il devient un objet public, le cinéma n'appartient plus à celui qui le fait mais à ceux qui le regardent. A Tanger, la scène décrite plus haut a traumatisé des dizaines de personnes parmi les “élites” (artistes et chercheurs) bien-pensantes qui ont assisté à la projection de Marock. Le traumatisme en question n'a rien à voir avec le cinéma, il est social, culturel, sexuel et religieux. Il touche à quelque chose de fondamental dans notre éducation, dans notre identité. Ce n'est plus l'intellectuel, tout artiste et esprit ouvert qu'il puisse être, qui regarde les images de Marock mais l'enfant de dix ans à qui l'école, la famille, la rue, ont inculqué un commandement irrévocable : “Tu ne te convertiras point au judaïsme”. Ce n'est pas seulement une question de foi, ou de confession. Dans le fond, la conversion en question nous renvoie à un rapport de forces, une affaire de suprématie, quelque chose de purement physique. L'image du musulman se convertissant au judaïsme a ainsi valeur de symbole : c'est une passation de pouvoir et c'est la religion juive (et son prolongement dans l'imagerie populaire, le sionisme) qui l'emporte sur la musulmane, Moïse sur Mahomet, la Torah sur le Coran. Cela devient une défaite, une de plus, pour l'esprit de cet enfant éduqué avec l'idée que “les musulmans sont les plus légitimes et les plus forts”, qu'ils sont “les seuls à aspirer au paradis”, et que tout autre situation ne saurait être que le résultat d'une inversion, d’une déviation, d’une transgression de la normalité, d’un complot fomenté contre la puissance de nos ancêtres et le cours véritable de l'histoire.
La “défaite” en question a des allures d'hécatombe du moment que le facteur sexuel se greffe sur le religieux. “Pourquoi piétiner ainsi nos valeurs ? Pourquoi montrer un juif en train de (…) une musulmane ?”, s'est ainsi offusqué cet “intellectuel” à la conférence de presse. Applaudissement général. Un autre intervenant a cru bon de rétorquer, sans doute pour remonter le moral des troupes : “Mais n'oubliez pas que nous aussi, les musulmans, on a (…) beaucoup de femmes juives”. Nouvel applaudissement général. Et nouvelle démonstration du sexe perçu comme un rapport de pure domination où l'amour n'est pas partagé mais subi par la femme et “commis” par l'homme.
Voilà comment une petite séquence, certes inspirée et justifiée dans la narration du film, peut aller loin, sans doute trop loin, remuer, ébranler les certitudes qui ont façonné la personnalité de chacun. Voilà comment des gens intelligents, et certainement sincères, ont hué le film de Leila Marrakchi, criant à “la manipulation sioniste”. Un chercheur s'est même exclamé, en s'adressant à la réalisatrice : “Je veux faire un film pour répondre au tien, mais je suis sûr qu'ils (les sionistes) ne me donneront pas les moyens ni le soutien logistique qu'ils t'ont accordé !”. Beaucoup ont applaudi à de tels propos, rappelant qu’“en dehors des gros mots, les seuls dialogues en arabe dans le film sont débités par les femmes de ménage, les chauffeurs et les gardiens de parking”.
On est toujours dans le rapport de forces, dans la “défaite” insupportable, illustrée ici par la question des langues, cet autre foyer de tension qui fracture, avec la même force, notre société. Il est intéressant de relever, par exemple, que les réactions les plus véhémentes ont été proférées par des arabophones. à Tanger, on a pu vérifier comment le statut dévolu à la langue arabe est largement perçu comme une défaite non seulement culturelle mais aussi économique. Un chercheur s'est encore écrié : “Ils (les bourgeois, les francophones) ne sont qu'une minorité, ce film n'est pas représentatif de la société marocaine, ce film n'est pas marocain”. Dans le même ordre d'idée, mon ami Rachid Nini a écrit, dans sa chronique quotidienne : “Le film ne devrait pas s'appeler Marock, mais le Marock de Leïla Marrakchi”. Un Nabyl Lahlou a trouvé le moyen de répondre : “Ils ne sont peut-être qu'une minorité, mais ils nous gouvernent !”.
Le cinéaste Mohamed Asli, certainement sincère, a placé la barre encore plus haut en dispensant, à Leïla Marrakchi et à ses “semblables”, un véritable code de conduite morale. Tournant le dos à la principale intéressée, mais bien applaudi par les artistes et les intellectuels, il a expliqué comment “une jeune fille (Leila Marrakchi donc) a été manipulée, sans se rendre compte, par l'idéologie sioniste”, comment “Ni la jeune fille, ni son film ne sont marocains et ils n'ont pas leur place dans un festival national”, comment, enfin, “l'Etat, en permettant cela, devient le complice de l'impérialisme et du sionisme”. Ces pensées terribles sont à prendre au sérieux parce que le pauvre Asli n'est pas le seul à les porter en son for intérieur. D'autres Asli, artistes connus et respectés (parfois même révoltés !), ou spectateurs anonymes, croient dur comme fer à ces résolutions dignes du temps des croisades. Ils symbolisent à eux seuls, non seulement les fractures du cinéma mais de la société marocaine, élevée dans un rêve de grandeur mais traumatisée par tant de défaites. De la graine de fanatiques. Dans tous les cas, la polémique née autour de Marock a eu, à Tanger (et aura demain à travers tout le Maroc, quand le film sera mis en circuit), des relents de combat physique renvoyant à l'opposition juifs-musulmans, francophones-arabophones, bourgeois-pauvres… Très loin du cinéma, collant de très près aux cordes sensibles de ce Maroc(k) qui est le nôtre.
Source : Telquel.
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