« Le Point » s’est plongé dans les Archives diplomatiques pour comprendre comment l’exception algérienne a été négociée cette année-là.
Par François-Guillaume Lorrain

Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères algérien, à l’Élysée, le 25 juillet 1968.© Claude Lechevalier/Fonds « France-Soir »/BHVP/Roger-Viollet
Il a été dit à peu près tout et n'importe quoi à propos des accords d'Alger du 27 décembre 1968, sans comprendre pourquoi ils ont été signés, sans mentionner non plus que ce sont ses avenants, notamment le dernier, en 2001, qui ont instauré des passe-droits – en particulier hospitaliers – à l'élite algérienne.
Pour comprendre l'origine de ces accords jamais étudiés en détail, une seule voie était possible : se plonger dans les Archives diplomatiques, qui ont gardé trace des négociations entre la France et l'Algérie. Documents passionnants, qui enregistrent les analyses et les réactions des protagonistes français.
Conditions sanitaires déplorables
Il faut d'abord expliquer pourquoi les deux pays estiment nécessaire, en 1968, de préparer un accord global sur la question de la main-d'œuvre algérienne. Si les accords d'Évian, en 1962, ont maintenu la libre circulation des personnes de l'Algérie vers la France, c'était, de la part de Paris, pour permettre le rapatriement des pieds-noirs sans qu'il se transforme en un mouvement de panique qu'aurait déclenché l'instauration de barrières.
De Gaulle n'avait pas prévu que la situation en Algérie allait précipiter leur retour. En 1963, à la suite des lois de naturalisation de Ben Bella, les pieds-noirs sont quasiment tous rentrés, alors que les Algériens ont profité de cette liberté pour arriver en masse en France – plus de 50 000 rien qu'en 1962.
Le gouvernement réagit par les accords Nekkache-Grandval, en avril 1964, qui tentent de réguler cette immigration en la conditionnant à un certificat de logement et à une sélection de l'Office national algérien de la main-d'œuvre. L'effet est relatif : 38 000 Algériens entrent encore en 1964 – ils sont plus de 400 000 en tout – dans des conditions de logement et sanitaires souvent déplorables. Ils forment déjà une bonne partie – 60 000 – des 200 000 chômeurs en France.
Du côté d'Alger, ces accords sont mal acceptés par Houari Boumediene, qui, pour bâtir le nouvel État algérien, a besoin d'une main-d'œuvre en Algérie, mais aussi en France, d'où les travailleurs émigrés envoient des subsides. La démographie très forte lui permet de jouer sur les deux tableaux.
Face à sa mauvaise volonté, Paris ferme le robinet en 1966 de manière unilatérale. Une fiche individuelle de touriste est instaurée ; le nombre de touristes algériens, placés dans des files d'attente à part, est limité à 200 par semaine, soit 10 000 par an. Les refoulements sont nombreux.
Problèmes de logement
Pour de Gaulle, l'Algérie est un enjeu. Il entend en faire sa porte d'entrée pour une grande politique de coopération. Mais Boumediene, engagé dans un communisme d'État soutenu par Moscou, réagit en 1967 en nationalisant de nombreuses sociétés françaises – hors hydrocarbures.
La France, de son côté, augmente les taxes sur les vins algériens, principale source de revenus de l'Algérie, avec la main-d'œuvre. En résumé, les relations se tendent. « Dans la commission mixte mise en place en décembre 1966, on ne s'est pas rencontré depuis plus d'un an, cela n'est jamais bon »,écrit dans un télégramme du 10 janvier 1968 le ministre conseiller à Alger, qui n'est autre que Stéphane Hessel.
Les principaux négociateurs
Algérie. Redha Malek, ambassadeur à Paris, ex-porte-parole algérien à Évian.© © Léon Herschtritt / LA COLLECTION
Algérie. Djamel Houhou, directeur des affaires françaises à Alger.
France. Stéphane Hessel, ministre conseiller à l’ambassade de France à Alger.© Bernard CHARLON/GAMMA RAPHO
France. Gilbert de Chambrun, directeur des affaires consulaires du Quai d’Orsay.© akg-images / TT News Agency / SVT
Celui-ci, qui a évoqué le sujet avec Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, souligne la spécificité de la situation algérienne par rapport aux autres pays d'Afrique et déplore le laisser-faire d'Alger sur son émigration : « Ils se seraient engagés de leur côté à contrôler le départ des touristes, ce qu'ils n'ont jamais fait sérieusement. »
Il relève l'ampleur de cette émigration, le volume de la communauté déjà établie en France, les problèmes de logement, de santé publique et note que, dès le 20 novembre 1967, il a appelé « à une négociation dite globale dont [il] a proposé un schéma possible ».
En France, les ministères pondent des rapports qui produisent des sons de cloche différents. Le ministère des Affaires sociales, plus restrictif – il doit gérer les problèmes de logement et sanitaires –, exige un contingent de 11 000 travailleurs par an, soit le chiffre des travailleurs yougoslaves et marocains, inférieur à ceux des Espagnols et des Portugais.
Le ministère de l'Intérieur est plus libéral : à ses yeux, ce chiffre trop faible vouerait à l'échec la reprise des négociations. Celle-ci paraît d'autant plus nécessaire que l'objectif annuel de 10 000 Algériens entrants n'est pas respecté du fait des nombreux faux touristes. Début juin 1968, ils sont déjà 18 000 à être entrés sur le territoire depuis le 1er janvier.
« Répondre aux réelles possibilités d'emploi »
Le 1er mai 1968, un conseil des Affaires étrangères, réunissant de Gaulle, Pompidou et les principaux ministres, dont certains s'offusquent des exigences algériennes, est consacré aux relations entre les deux pays : en plus de la question sur les vins, les hydrocarbures, les dettes algériennes, un alinéa est consacré aux travailleurs algériens : « Il s'agit de faire en sorte que l'immigration algérienne réponde aux réelles possibilités d'emploi. »
Or ces possibilités vont se dégrader les semaines suivantes avec la crise de Mai 68. Pour autant, après une visite en juillet de Bouteflika à Paris, où il rencontre son homologue Michel Debré, les « conversations franco-algériennes » débutent bien le 21 octobre à Alger, même si Hessel souligne, dans ses Mémoires, que le « style véhément et orgueilleux ne facilite pas le dialogue ».

Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères algérien, rencontre son homologue français, Michel Debré, au Quai d’Orsay, le 25 juillet 1968.© Keystone-France/Gamma-Rapho
Kaid Ahmed, à l'époque homme fort du FLN, met alors la pression sur les Français dans la presse algérienne, citée par le Quai d'Orsay : « Ni les émigrés ni le peuple algérien ne sont responsables d'une situation qui procède d'un processus historique : la colonisation. » Ce sentiment de dette, de culpabilité n'est pas sans peser sur les Français, qui d'emblée proposent finalement un chiffre élevé pour le contingent algérien, 30 000 personnes.
Les négociations vont durer quatre jours, menées du côté français par Gilbert de Chambrun, directeur des conventions administratives et des affaires consulaires du Quai d'Orsay, ancien résistant aux convictions progressistes, proche des communistes. Du côté algérien, Djamel Houhou, directeur des affaires françaises, est à la manœuvre.
« Un ami », précise Hessel dans ses Mémoires, au tempérament de feu et de glace, « mais notre amitié n'allait pas jusqu'à le faire démordre d'exigences auxquelles je ne pouvais pas répondre et nous eûmes de nombreuses confrontations ». Mais comme souvent en Algérie, ceux qui détiennent le pouvoir sont ailleurs.
L'enjeu du certificat de résidence
L'homme clé est Redha Malek, ambassadeur à Paris, ex-porte-parole de la délégation algérienne à Évian, qui est allé voir Boumediene à Tizi Ouzou, ce qui a débloqué le dialogue. « Chambrun a exposé les intentions du gouvernement en ce qui concerne l'institution d'un certificat de résidence et ses modalités », résume Hessel. Ce certificat, seul moyen pour la France d'encadrer l'immigration algérienne, va être le principal enjeu des négociations.
L'Algérie, qui n'en veut pas au début, finit par en accepter le principe « pour la première fois depuis cinq ans ». Présent lors de ces conversations, Hessel insiste sur l'anarchie de l'émigration algérienne. Il note que Houhou cherche un prétexte pour lier ces tractations au dossier du vin.

Travailleurs d’origine algérienne à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt.© Georges Azenstarck/Roger-Viollet
En retour, il préconise de soumettre l'accord à une autre question qui empoisonne les relations : la reconnaissance de l'Amicale des Algériens en France, organisme que le FLN à Alger veut contrôler pour avoir la main sur les émigrés. « Nous faisons preuve d'un extrême libéralisme », note Hessel, qui conseille de mettre le marché en main aux Algériens : si vous acceptez le principe du certificat de résidence, nous reconnaîtrons l'Amicale. « Il ne restait plus aux Algériens qu'à monnayer au plus haut prix leur assentiment », conclut Hessel.
Les Algériens demandent un nouveau relèvement du contingent annuel de travailleurs algériens sur trois ans – ils insistent sur la dimension pluriannuelle. Le chiffre passe à 35 000, à condition de pouvoir le revoir à la baisse si les conditions économiques l'exigent, obtiennent les Français.
« J'estime dans ces conditions que notre objectif principal – le certificat de résidence – est atteint », estime Hessel, qui ajoute : « Nous pouvons poursuivre au rythme des deux dernières années le rapatriement des oisifs. » La France croit avoir trouvé une solution diplomatique qui la satisfait.
Fin des mesures vexatoires
Dans l'article 2 des accords, il est bien question du certificat de résidence, délivré après une période de neuf mois si l'immigré a trouvé un emploi. Il vaut pour cinq ans, subordonné à la production d'une attestation de logement délivrée par les autorités françaises et d'un certificat médical.
Le 26 octobre, Hessel parle d'un succès des négociations. « Le ministère de l'Intérieur pourra contrôler le flux migratoire et la colonie immigrée. » Pour la France, le maître mot est donc le « contrôle » tandis que l'Algérie se félicite de la fin des mesures vexatoires – double file, guichet spécial.
Le 7 novembre, le secrétaire général du Quai, Hervé Alphand, demande que l'accord paraphé soit signé à Alger, fin novembre, par le nouvel ambassadeur, Jean Basdevant, diplomate et juriste qui a œuvré au Maroc et en Tunisie. Par cette nomination, on tient à aplanir les relations franco-algériennes.
Après avoir présenté ses lettres de créance le matin du 27 décembre 1968, le premier acte de Basdevant, sera d'apposer sa signature l'après-midi même à côté de celle de Bouteflika, ministre des Affaires étrangères. Pour la France, c'est un ambassadeur qui a signé, et non le ministre Michel Debré, dont la visite espérée n'aura pas lieu. Quatre ans plus tard, Boumediene mettra fin à cette émigration de travail. Les accords-cadres ne seront cependant pas abrogés, mais retouchés seulement par divers avenants.