Mamelouks modernes, mafias sécuritaires et djihadistes
De la dynamique contre-révolutionnaire · La crise actuelle qui secoue le monde arabe est une crise de type révolutionnaire, générée par le refus de la moindre réforme par les régimes qui ont accaparé par la force le fruit des combats pour l’indépendance anticoloniale. Dans ces affrontements, dictateurs et djihadistes partagent le même refus féroce de la souveraineté du peuple comme source de légitimité politique.
Cet article est la version écrite d’une communication donnée lors des journées d’études « Les habits neufs du terrorisme et du contre-terrorisme », qui se sont tenues les 23 et 24 juin 2015 dans les locaux de la Fondation Hugot à Paris. Ces journées font partie de rencontres annuelles organisées depuis 2011 par la chaire d’histoire du monde arabe contemporain du Collège de France et la Fondation Moulay Hicham.
Lorsque Mary Shelley publie en 1818 Frankenstein ou le Prométhée moderne, c’est bel et bien le docteur Victor Frankenstein qui donne son nom au titre. Deux siècles et quelques dizaines d’adaptations littéraires et cinématographiques plus tard, « Frankenstein » désigne couramment le monstre créé par le docteur éponyme, et non plus celui-ci. Avec les réserves d’usage pour ce type de parallèle, il est possible de considérer que la focalisation légitime sur la montée en puissance du très mal-nommé « État islamique » (en Irak et en Syrie), fait perdre de vue les Frankenstein arabes qui ont favorisé son émergence, ces despotes arabes prêts à tout pour ne pas céder une once de leur pouvoir absolu.
Il convient d’emblée de préciser que, contrairement au monstre inventé par Shelley, le phénomène djihadiste actuel ne saurait en aucun cas être réduit à une pure et simple « fabrication » des dictatures arabes. Mais celles-ci ont joué avec le feu en favorisant son développement pour contrer la contestation populaire apparue à l’hiver 2010-2011 et diffusée dans l’ensemble de la région après la chute de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011, puis de Hosni Moubarak le mois suivant.
Peu après le renversement du dictateur égyptien, un vétéran du renseignement américain me confiait ses craintes : « une défaite du mouvement démocratique donnerait une telle impulsion à la subversion djihadiste que le budget du contre-terrorisme devrait être, non pas doublé, mais triplé pour faire face à une menace d’une telle ampleur »1. C’est précisément dans cette situation que se trouve le monde arabe aujourd’hui, avec une Tunisie bien isolée dans le succès de sa transition démocratique. Il faudrait se concentrer sur la logique perverse, mais ô combien dévastatrice qui a conduit des régimes militaires arabes à miser sur le repoussoir djihadiste pour étouffer la protestation des populations soumises à leur joug.
La thèse que je défends dans From Deep State to Islamic State2 souligne la responsabilité directe des dictatures arabes dans l’émergence et la consolidation de leur nemesis djihadiste. Il s’agit d’expliquer le paradoxe apparent du gonflement parallèle dans le monde arabe des appareils « anti-terroristes » d’une part, et de la menace « terroriste » qu’ils sont censés combattre, d’autre part. En fait, ces deux types de forces, effectivement engagées dans un bras de fer sanglant, se retrouvent volontiers pour écraser un ennemi commun, la contestation démocratique et populaire.
UN MÊME REFUS DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE
En vue de nourrir la démonstration, deux concepts (perfectibles) peuvent être avancés. Ce sont les concepts de « Mamelouks modernes » pour caractériser les dictatures militaires aujourd’hui sur la sellette et de « mafias sécuritaires », pour décrire l’insertion des appareils « anti-terroristes » dans une mobilisation mondialisée contre une « terreur » au fond insaisissable, et donc invincible.
Trois cycles chronologiques permettent de mettre la crise actuelle en perspective :
➞ le cycle long de plus de deux siècles de la Nahda, la « Renaissance » arabe, ouvert en 1798 par l’expédition de Bonaparte en Égypte ;
➞ le cycle d’un demi-siècle des indépendances arabes, de 1922 à 1971, aboutissant à la souveraineté formelle d’États-nations modernes ;
➞ le cycle de vingt ans de détournement de ces indépendances, de 1949 à 1969, par des cliques militaires qui évincent les élites nationalistes.
La crise qui secoue le monde arabe est, dans ce cadre interprétatif, une crise de type révolutionnaire, générée par le refus de la moindre réforme par les régimes qui ont accaparé par la force le fruit des combats pour l’indépendance anticoloniale. Il s’agit donc de la prolongation tragique de cette lutte des peuples pour leur autodétermination. Dictateurs et djihadistes partagent en effet le même refus féroce de la souveraineté du peuple comme source de légitimité politique. Ce refus de la souveraineté populaire paraît d’ailleurs un critère bien plus éclairant pour comprendre les convulsions en cours que les dichotomies usées jusqu’à la corde entre « laïcs » et « fondamentalistes » (sans même invoquer le paradigme sunnites/chiites).
Dans la catégorie des Mamelouks modernes, on peut ranger les régimes militaires d’Algérie, d’Égypte, de la Syrie et du Yémen. Dans les trois premiers cas, une séquence de coups d’État et d’intrigues sanglantes a, selon un processus darwinien, sélectionné les plus implacables des despotes. S’agissant d’Ali Abdallah Saleh, c’est l’unification du Yémen autour de son pouvoir sans partage en 1990, douze ans après son installation à la tête du Nord Yémen, qui fonde sa déclinaison locale des « Mamelouks ».
Comme les Mamelouks d’Égypte et de Syrie de 1260 à 15163, les Mamelouks modernes se sont constitués en castes coupées du reste de la population, dont ils accaparent les ressources au nom de la défense supposée des intérêts nationaux, en fait identifiés à ceux de la clique régnante. Comme alors, la tension est permanente entre la tentation dynastique du premier des Mamelouks et le refus d’une telle option par ses compagnons d’armes. Ainsi, le renversement de Moubarak par le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), en février 2011, participe de ce refus de la « République héréditaire », ou jamlaka, dont la Syrie des Assad reste à ce jour le seul exemple.
Le parallèle le plus éclairant entre Mamelouks « classiques » et « modernes » réside dans le détournement de légitimité au profit de leur pouvoir absolu. Baybars4 et ses successeurs se réclamaient du calife abbasside, rescapé de l’invasion mongole, mais ce calife au nom de qui la prière du vendredi était prononcée n’avait aucune autorité réelle. Les Mamelouks modernes feignent de consulter régulièrement un peuple dont la souveraineté est même inscrite dans la Constitution, mais ces plébiscites au taux de participation discutable et aux résultats surréalistes ne visent qu’à renouveler sur un mode rituel l’asservissement supposé volontaire du peuple au despote. Le parallèle entre « l’élection » présidentielle d’Abdel Fattah Al-Sissi en mai 2014 avec officiellement 97 % des voix et celle de Bachar Al-Assad le mois suivant, avec 89 %, est à cet égard sinistre.
De la dynamique contre-révolutionnaire · La crise actuelle qui secoue le monde arabe est une crise de type révolutionnaire, générée par le refus de la moindre réforme par les régimes qui ont accaparé par la force le fruit des combats pour l’indépendance anticoloniale. Dans ces affrontements, dictateurs et djihadistes partagent le même refus féroce de la souveraineté du peuple comme source de légitimité politique.
Cet article est la version écrite d’une communication donnée lors des journées d’études « Les habits neufs du terrorisme et du contre-terrorisme », qui se sont tenues les 23 et 24 juin 2015 dans les locaux de la Fondation Hugot à Paris. Ces journées font partie de rencontres annuelles organisées depuis 2011 par la chaire d’histoire du monde arabe contemporain du Collège de France et la Fondation Moulay Hicham.
Lorsque Mary Shelley publie en 1818 Frankenstein ou le Prométhée moderne, c’est bel et bien le docteur Victor Frankenstein qui donne son nom au titre. Deux siècles et quelques dizaines d’adaptations littéraires et cinématographiques plus tard, « Frankenstein » désigne couramment le monstre créé par le docteur éponyme, et non plus celui-ci. Avec les réserves d’usage pour ce type de parallèle, il est possible de considérer que la focalisation légitime sur la montée en puissance du très mal-nommé « État islamique » (en Irak et en Syrie), fait perdre de vue les Frankenstein arabes qui ont favorisé son émergence, ces despotes arabes prêts à tout pour ne pas céder une once de leur pouvoir absolu.
Il convient d’emblée de préciser que, contrairement au monstre inventé par Shelley, le phénomène djihadiste actuel ne saurait en aucun cas être réduit à une pure et simple « fabrication » des dictatures arabes. Mais celles-ci ont joué avec le feu en favorisant son développement pour contrer la contestation populaire apparue à l’hiver 2010-2011 et diffusée dans l’ensemble de la région après la chute de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011, puis de Hosni Moubarak le mois suivant.
Peu après le renversement du dictateur égyptien, un vétéran du renseignement américain me confiait ses craintes : « une défaite du mouvement démocratique donnerait une telle impulsion à la subversion djihadiste que le budget du contre-terrorisme devrait être, non pas doublé, mais triplé pour faire face à une menace d’une telle ampleur »1. C’est précisément dans cette situation que se trouve le monde arabe aujourd’hui, avec une Tunisie bien isolée dans le succès de sa transition démocratique. Il faudrait se concentrer sur la logique perverse, mais ô combien dévastatrice qui a conduit des régimes militaires arabes à miser sur le repoussoir djihadiste pour étouffer la protestation des populations soumises à leur joug.
La thèse que je défends dans From Deep State to Islamic State2 souligne la responsabilité directe des dictatures arabes dans l’émergence et la consolidation de leur nemesis djihadiste. Il s’agit d’expliquer le paradoxe apparent du gonflement parallèle dans le monde arabe des appareils « anti-terroristes » d’une part, et de la menace « terroriste » qu’ils sont censés combattre, d’autre part. En fait, ces deux types de forces, effectivement engagées dans un bras de fer sanglant, se retrouvent volontiers pour écraser un ennemi commun, la contestation démocratique et populaire.
UN MÊME REFUS DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE
En vue de nourrir la démonstration, deux concepts (perfectibles) peuvent être avancés. Ce sont les concepts de « Mamelouks modernes » pour caractériser les dictatures militaires aujourd’hui sur la sellette et de « mafias sécuritaires », pour décrire l’insertion des appareils « anti-terroristes » dans une mobilisation mondialisée contre une « terreur » au fond insaisissable, et donc invincible.
Trois cycles chronologiques permettent de mettre la crise actuelle en perspective :
➞ le cycle long de plus de deux siècles de la Nahda, la « Renaissance » arabe, ouvert en 1798 par l’expédition de Bonaparte en Égypte ;
➞ le cycle d’un demi-siècle des indépendances arabes, de 1922 à 1971, aboutissant à la souveraineté formelle d’États-nations modernes ;
➞ le cycle de vingt ans de détournement de ces indépendances, de 1949 à 1969, par des cliques militaires qui évincent les élites nationalistes.
La crise qui secoue le monde arabe est, dans ce cadre interprétatif, une crise de type révolutionnaire, générée par le refus de la moindre réforme par les régimes qui ont accaparé par la force le fruit des combats pour l’indépendance anticoloniale. Il s’agit donc de la prolongation tragique de cette lutte des peuples pour leur autodétermination. Dictateurs et djihadistes partagent en effet le même refus féroce de la souveraineté du peuple comme source de légitimité politique. Ce refus de la souveraineté populaire paraît d’ailleurs un critère bien plus éclairant pour comprendre les convulsions en cours que les dichotomies usées jusqu’à la corde entre « laïcs » et « fondamentalistes » (sans même invoquer le paradigme sunnites/chiites).
Dans la catégorie des Mamelouks modernes, on peut ranger les régimes militaires d’Algérie, d’Égypte, de la Syrie et du Yémen. Dans les trois premiers cas, une séquence de coups d’État et d’intrigues sanglantes a, selon un processus darwinien, sélectionné les plus implacables des despotes. S’agissant d’Ali Abdallah Saleh, c’est l’unification du Yémen autour de son pouvoir sans partage en 1990, douze ans après son installation à la tête du Nord Yémen, qui fonde sa déclinaison locale des « Mamelouks ».
Comme les Mamelouks d’Égypte et de Syrie de 1260 à 15163, les Mamelouks modernes se sont constitués en castes coupées du reste de la population, dont ils accaparent les ressources au nom de la défense supposée des intérêts nationaux, en fait identifiés à ceux de la clique régnante. Comme alors, la tension est permanente entre la tentation dynastique du premier des Mamelouks et le refus d’une telle option par ses compagnons d’armes. Ainsi, le renversement de Moubarak par le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), en février 2011, participe de ce refus de la « République héréditaire », ou jamlaka, dont la Syrie des Assad reste à ce jour le seul exemple.
Le parallèle le plus éclairant entre Mamelouks « classiques » et « modernes » réside dans le détournement de légitimité au profit de leur pouvoir absolu. Baybars4 et ses successeurs se réclamaient du calife abbasside, rescapé de l’invasion mongole, mais ce calife au nom de qui la prière du vendredi était prononcée n’avait aucune autorité réelle. Les Mamelouks modernes feignent de consulter régulièrement un peuple dont la souveraineté est même inscrite dans la Constitution, mais ces plébiscites au taux de participation discutable et aux résultats surréalistes ne visent qu’à renouveler sur un mode rituel l’asservissement supposé volontaire du peuple au despote. Le parallèle entre « l’élection » présidentielle d’Abdel Fattah Al-Sissi en mai 2014 avec officiellement 97 % des voix et celle de Bachar Al-Assad le mois suivant, avec 89 %, est à cet égard sinistre.
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