Les autorités françaises redoutent le retour des Français partis en Syrie. Dans les années 90, l'Algérie a fait face à la violence de ses propres djihadistes revenus d'Afghanistan. Récit d'une guerre civile.
PAR ADLÈNE MEDDI
Insurrection. Mai 1991, le FS appelle à une grève illimitée pour exiger une élection présidentielle anticipée. Des commandos et des « Afghans » portant la tenue de moudjahidin défilent dans les rues d'Alger.
Insurrection. Mai 1991, le FS appelle à une grève illimitée pour exiger une élection présidentielle anticipée. Des commandos et des « Afghans » portant la tenue de moudjahidin défilent dans les rues d'Alger. © Archives
Le froid du désert enserre la petite garnison du 15e Groupe des gardes-frontières de Guemar. Les soldats – pour la plupart de jeunes appelés – dorment alors que les sentinelles en faction scrutent l'obscurité, dans le sud-est du Sahara frontalier avec la Tunisie. Vers 2 heures du matin, trois petits groupes sortis de la nuit attaquent par un feu nourri avant de tenter de dévaliser l'armurerie. Les autres soldats se réveillent en catastrophe et réussissent à repousser les assaillants, qui prennent la fuite. Bilan : trois victimes parmi les sentinelles dont les corps ont été mutilés. Nous sommes le 29 novembre 1991 et, quasi officiellement, le terrorisme islamiste signe son premier attentat en Algérie. « La manière dont les corps ont été mutilés présageait déjà de la barbarie qui allait caractériser le terrorisme intégriste », note dans un ouvrage le ministre de la Défense de l'époque, le général Khaled Nezzar. Le chef du groupe qui a mené l'attaque deviendra célèbre auprès des services de sécurité et du renseignement. Tayeb el-Afghani (l'Afghan), Aïssa Messaoudi de son vrai nom, est membre de l'organisation secrète Le Jour du jugement, créée en juin 1990 par les plus radicaux du Front islamique du salut (FIS), le parti intégriste en passe de remporter les législatives avant l'annulation des élections par les militaires en janvier 1992. Le groupe des assaillants était majoritairement formé par des « vétérans » d'Afghanistan. Cette nouvelle donne marquera durablement le phénomène terroriste en Algérie et ailleurs, à travers le monde et durant plus d'une décennie.
« Les Afghans algériens, du fait de leur connaissance des techniques de combat, étaient naturellement les plus habilités à conduire la première phase de l'action armée, note le journaliste Mohamed Mokeddem dans son livre Les Afghans algériens. Ils avaient tissé une toile à travers le pays et disposaient d'une technique spéciale de transmission. Le facteur confiance était aussi important : ils se considéraient comme des compagnons d'armes ayant vécu ensemble en Afghanistan. Une situation qui rendait difficile toute tentative d'infiltration par les services secrets. » « La machine de guerre afghane », pour reprendre l'expression d'un ex-haut officier algérien, fait des ravages dans l'Algérie des années 90 grâce à l'importation de ses méthodes, si efficaces contre les Russes dans le lointain Afghanistan, et à la vulgarisation, dans les rangs des radicaux islamistes, de leurs savoir-faire en termes d'organisation, de fabrication d'explosifs, de techniques de clandestinité, etc. « Ce sont eux, le noyau dur du Groupe islamique armé (GIA), la plus terrifiante des organisations armées, qui ont commis massacres et tueries de civils à grande échelle à partir de la moitié des années 90. Ce sont eux aussi qui ont créé des organigrammes précis, démembrant le GIA en plusieurs katibates [brigades] et sarayates [sections], ce sont eux également qui ont les premiers appliqué les techniques de guérilla et de guerre éclair, et commis des attentats à la voiture piégée, énumère une source sécuritaire algérienne. Ce sont eux, aussi, à l'instar de Mokhtar Belmokhtar, parti en Afghanistan à l'âge de 19 ans, qui ont connecté les maquis islamistes algériens aux nébuleuses mondiales, telles qu'Al-Qaïda. Cette dernière est née dans le sillage de la guerre afghane à la fin des années 80, quand Oussama ben Laden voulait créer un réseau mondial de combattants issus de plusieurs pays et récupérés sur les champs de bataille en Afghanistan. »
Apparition du sigle GIA en août 1993.
Pour comprendre l'émergence du facteur afghan, si déterminant dans l'évolution du terrorisme en Algérie et dans le monde, il faut revenir aux années 80 et à l'ambiance pré-insurrectionnelle qu'annonçaient la révolution islamique de Khomeyni en Iran, le coup de force des djihadistes en Égypte qui assassinent le président Anouar el-Sadate, l'offensive des « fondations » éducatives saoudiennes à coups de milliards de pétrodollars et surtout les échos de plus en plus insistants de cette lointaine guerre en Afghanistan contre l'invasion soviétique.
« Le mouvement islamiste algérien – politique et armé – a adhéré à la cause afghane. Le nom de ce pays revenait sans cesse dans les prêches et les halaqate [cercles de discussion] dans les mosquées », explique Mohamed Mokeddem. L'une des mosquées les plus radicales d'Alger, à Belcourt, le quartier d'Albert Camus et des dockers, a été rebaptisée « mosquée Kaboul » ! Des cassettes vidéo d'appels au djihad ou des atrocités russes contre les populations civiles circulaient dans les facs, les lycées, les quartiers ; on évoquait les miracles dont étaient capables les moudjahidin qui détruisaient les terrifiants chars soviétiques avec une poignée de terre et la volonté d'Allah alors que des escouades d'anges couvraient de leurs ailes les assauts des combattants de Dieu contre les athées communistes.
© Sipa
Massacre de Raïs dans la nuit du 27 au 28 août 1997 : bilan 300 morts, 200 blessés. © Sipa
Combien d'Algériens, dès les années 1983-1984, ont rejoint le champ du djihad afghan ? Les chiffres varient. Mohamed Mokeddem cite des militants islamistes installés en Europe qui évoquent entre 2 000 et 4 000 éléments. Mais un ancien opérationnel du renseignement algérien, qui a longtemps suivi ces recrues, parle aujourd'hui de 12 000 éléments qui ont transité aussi bien par la Syrie ou l'Arabie saoudite via le Pakistan tout au long des années 80, que par la France et l'Espagne principalement. Les relais des Frères musulmans algériens dans le sud de la France ou en Espagne se chargeaient aussi bien de la propagande djihadiste que du transfert des recrues européennes d'origine maghrébine vers la terre du djihad aux confins de l'Asie. À l'époque déjà, la menace était perceptible. Un leader islamiste algérien parlant de l'éventuel retour de cette force combattante et aguerrie, rompue à l'art de la guérilla, évoquait « une bombe entre nos mains qui explosera un jour ». « Ils répondaient souvent aux appels de prédicateurs installés en Arabie saoudite, dont le plus influent, Abou Bakr al-Jazayri. Ils effectuaient officiellement des séjours d'omra [pèlerinage hors saison du grand hadj] et avec de faux papiers confectionnés sur place, ils étaient transférés vers Peshawar », précise l'officier du renseignement. « J'ai juré avec quelques amis de rejoindre le djihad. La plupart de ces amis sont d'ailleurs morts au combat. Depuis ce jour, je ne rêve que d'une chose : mourir en martyr... J'avais 19 ans. » L'auteur de cette « confession », dans une revue interne de l'organisation terroriste Groupe salafiste pour la prédication et le combat datant de 2006, n'est autre que l'Algérien Mokhtar Belmokhtar, dit le Borgne, le dernier chef terroriste vétéran d'Afghanistan, terré quelque part en Libye et qui vient de menacer encore une fois la France, fin juillet, après la mort en mission de trois militaires français dans le Nord libyen.
Vétéran. Mokhtar Belmokhtar, dit le Borgne, promet de combattre la France en Libye.
« Drôles de pèlerins »
« On le savait. On les surveillait. On tentait de les suivre à leur retour. Dès la fin des années 80, on comptait quelque 900 Algériens morts sur place et un millier revenus en Algérie par plusieurs vagues. Nous ne pouvions qu'alerter les autorités politiques. Pas plus, rappelle l'ancien officier. D'un côté, Chadli [président algérien de 1979 à 1992] voulait donner des gages de bonne volonté à nos nouveaux amis saoudiens. Tout le monde fermait les yeux sur ces drôles de pèlerins qui s'éternisaient dans les lieux saints alors qu'ils rejoignaient l'Afghanistan. De l'autre, certains dans nos services voulaient sciemment garder le président dans le noir afin de se venger de sa volonté de réduire la puissance de la Sécurité militaire, car on savait tout et nos camarades russes ne cessaient de nous alerter sur les combattants algériens transférés pour se battre contre leurs troupes. » Plus explicite, un haut fonctionnaire algérien fait cette révélation à l'auteur des Afghans algériens en rappelant le contexte de l'affrontement est-ouest de l'époque : « La plupart des États qui avaient opté pour la neutralité avaient compris que les États-Unis étaient décidés à en finir avec le bloc soviétique en récupérant la guerre qui faisait rage en Afghanistan. C'est pour cela que le gouvernement algérien n'a rien fait qui pût arrêter ce flux d'Algériens vers le Pakistan. »
PAR ADLÈNE MEDDI
Insurrection. Mai 1991, le FS appelle à une grève illimitée pour exiger une élection présidentielle anticipée. Des commandos et des « Afghans » portant la tenue de moudjahidin défilent dans les rues d'Alger.
Insurrection. Mai 1991, le FS appelle à une grève illimitée pour exiger une élection présidentielle anticipée. Des commandos et des « Afghans » portant la tenue de moudjahidin défilent dans les rues d'Alger. © Archives
Le froid du désert enserre la petite garnison du 15e Groupe des gardes-frontières de Guemar. Les soldats – pour la plupart de jeunes appelés – dorment alors que les sentinelles en faction scrutent l'obscurité, dans le sud-est du Sahara frontalier avec la Tunisie. Vers 2 heures du matin, trois petits groupes sortis de la nuit attaquent par un feu nourri avant de tenter de dévaliser l'armurerie. Les autres soldats se réveillent en catastrophe et réussissent à repousser les assaillants, qui prennent la fuite. Bilan : trois victimes parmi les sentinelles dont les corps ont été mutilés. Nous sommes le 29 novembre 1991 et, quasi officiellement, le terrorisme islamiste signe son premier attentat en Algérie. « La manière dont les corps ont été mutilés présageait déjà de la barbarie qui allait caractériser le terrorisme intégriste », note dans un ouvrage le ministre de la Défense de l'époque, le général Khaled Nezzar. Le chef du groupe qui a mené l'attaque deviendra célèbre auprès des services de sécurité et du renseignement. Tayeb el-Afghani (l'Afghan), Aïssa Messaoudi de son vrai nom, est membre de l'organisation secrète Le Jour du jugement, créée en juin 1990 par les plus radicaux du Front islamique du salut (FIS), le parti intégriste en passe de remporter les législatives avant l'annulation des élections par les militaires en janvier 1992. Le groupe des assaillants était majoritairement formé par des « vétérans » d'Afghanistan. Cette nouvelle donne marquera durablement le phénomène terroriste en Algérie et ailleurs, à travers le monde et durant plus d'une décennie.
« Les Afghans algériens, du fait de leur connaissance des techniques de combat, étaient naturellement les plus habilités à conduire la première phase de l'action armée, note le journaliste Mohamed Mokeddem dans son livre Les Afghans algériens. Ils avaient tissé une toile à travers le pays et disposaient d'une technique spéciale de transmission. Le facteur confiance était aussi important : ils se considéraient comme des compagnons d'armes ayant vécu ensemble en Afghanistan. Une situation qui rendait difficile toute tentative d'infiltration par les services secrets. » « La machine de guerre afghane », pour reprendre l'expression d'un ex-haut officier algérien, fait des ravages dans l'Algérie des années 90 grâce à l'importation de ses méthodes, si efficaces contre les Russes dans le lointain Afghanistan, et à la vulgarisation, dans les rangs des radicaux islamistes, de leurs savoir-faire en termes d'organisation, de fabrication d'explosifs, de techniques de clandestinité, etc. « Ce sont eux, le noyau dur du Groupe islamique armé (GIA), la plus terrifiante des organisations armées, qui ont commis massacres et tueries de civils à grande échelle à partir de la moitié des années 90. Ce sont eux aussi qui ont créé des organigrammes précis, démembrant le GIA en plusieurs katibates [brigades] et sarayates [sections], ce sont eux également qui ont les premiers appliqué les techniques de guérilla et de guerre éclair, et commis des attentats à la voiture piégée, énumère une source sécuritaire algérienne. Ce sont eux, aussi, à l'instar de Mokhtar Belmokhtar, parti en Afghanistan à l'âge de 19 ans, qui ont connecté les maquis islamistes algériens aux nébuleuses mondiales, telles qu'Al-Qaïda. Cette dernière est née dans le sillage de la guerre afghane à la fin des années 80, quand Oussama ben Laden voulait créer un réseau mondial de combattants issus de plusieurs pays et récupérés sur les champs de bataille en Afghanistan. »
Apparition du sigle GIA en août 1993.
Pour comprendre l'émergence du facteur afghan, si déterminant dans l'évolution du terrorisme en Algérie et dans le monde, il faut revenir aux années 80 et à l'ambiance pré-insurrectionnelle qu'annonçaient la révolution islamique de Khomeyni en Iran, le coup de force des djihadistes en Égypte qui assassinent le président Anouar el-Sadate, l'offensive des « fondations » éducatives saoudiennes à coups de milliards de pétrodollars et surtout les échos de plus en plus insistants de cette lointaine guerre en Afghanistan contre l'invasion soviétique.
« Le mouvement islamiste algérien – politique et armé – a adhéré à la cause afghane. Le nom de ce pays revenait sans cesse dans les prêches et les halaqate [cercles de discussion] dans les mosquées », explique Mohamed Mokeddem. L'une des mosquées les plus radicales d'Alger, à Belcourt, le quartier d'Albert Camus et des dockers, a été rebaptisée « mosquée Kaboul » ! Des cassettes vidéo d'appels au djihad ou des atrocités russes contre les populations civiles circulaient dans les facs, les lycées, les quartiers ; on évoquait les miracles dont étaient capables les moudjahidin qui détruisaient les terrifiants chars soviétiques avec une poignée de terre et la volonté d'Allah alors que des escouades d'anges couvraient de leurs ailes les assauts des combattants de Dieu contre les athées communistes.
© Sipa
Massacre de Raïs dans la nuit du 27 au 28 août 1997 : bilan 300 morts, 200 blessés. © Sipa
Combien d'Algériens, dès les années 1983-1984, ont rejoint le champ du djihad afghan ? Les chiffres varient. Mohamed Mokeddem cite des militants islamistes installés en Europe qui évoquent entre 2 000 et 4 000 éléments. Mais un ancien opérationnel du renseignement algérien, qui a longtemps suivi ces recrues, parle aujourd'hui de 12 000 éléments qui ont transité aussi bien par la Syrie ou l'Arabie saoudite via le Pakistan tout au long des années 80, que par la France et l'Espagne principalement. Les relais des Frères musulmans algériens dans le sud de la France ou en Espagne se chargeaient aussi bien de la propagande djihadiste que du transfert des recrues européennes d'origine maghrébine vers la terre du djihad aux confins de l'Asie. À l'époque déjà, la menace était perceptible. Un leader islamiste algérien parlant de l'éventuel retour de cette force combattante et aguerrie, rompue à l'art de la guérilla, évoquait « une bombe entre nos mains qui explosera un jour ». « Ils répondaient souvent aux appels de prédicateurs installés en Arabie saoudite, dont le plus influent, Abou Bakr al-Jazayri. Ils effectuaient officiellement des séjours d'omra [pèlerinage hors saison du grand hadj] et avec de faux papiers confectionnés sur place, ils étaient transférés vers Peshawar », précise l'officier du renseignement. « J'ai juré avec quelques amis de rejoindre le djihad. La plupart de ces amis sont d'ailleurs morts au combat. Depuis ce jour, je ne rêve que d'une chose : mourir en martyr... J'avais 19 ans. » L'auteur de cette « confession », dans une revue interne de l'organisation terroriste Groupe salafiste pour la prédication et le combat datant de 2006, n'est autre que l'Algérien Mokhtar Belmokhtar, dit le Borgne, le dernier chef terroriste vétéran d'Afghanistan, terré quelque part en Libye et qui vient de menacer encore une fois la France, fin juillet, après la mort en mission de trois militaires français dans le Nord libyen.
Vétéran. Mokhtar Belmokhtar, dit le Borgne, promet de combattre la France en Libye.
« Drôles de pèlerins »
« On le savait. On les surveillait. On tentait de les suivre à leur retour. Dès la fin des années 80, on comptait quelque 900 Algériens morts sur place et un millier revenus en Algérie par plusieurs vagues. Nous ne pouvions qu'alerter les autorités politiques. Pas plus, rappelle l'ancien officier. D'un côté, Chadli [président algérien de 1979 à 1992] voulait donner des gages de bonne volonté à nos nouveaux amis saoudiens. Tout le monde fermait les yeux sur ces drôles de pèlerins qui s'éternisaient dans les lieux saints alors qu'ils rejoignaient l'Afghanistan. De l'autre, certains dans nos services voulaient sciemment garder le président dans le noir afin de se venger de sa volonté de réduire la puissance de la Sécurité militaire, car on savait tout et nos camarades russes ne cessaient de nous alerter sur les combattants algériens transférés pour se battre contre leurs troupes. » Plus explicite, un haut fonctionnaire algérien fait cette révélation à l'auteur des Afghans algériens en rappelant le contexte de l'affrontement est-ouest de l'époque : « La plupart des États qui avaient opté pour la neutralité avaient compris que les États-Unis étaient décidés à en finir avec le bloc soviétique en récupérant la guerre qui faisait rage en Afghanistan. C'est pour cela que le gouvernement algérien n'a rien fait qui pût arrêter ce flux d'Algériens vers le Pakistan. »
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