Nous sommes à la veille de la perpétuation d’un crime. Le crime n’a pas encore été commis, mais les préparatifs battent leur plein à ciel ouvert. Il sera consommé à l’instant où le Conseil constitutionnel aura proclamé les résultats de l’élection présidentielle du 17 avril 2014.
A des moments critiques de la vie du pays, il est arrivé que je sois consulté — parmi d’autres — pour donner un avis sur la situation. A chaque fois, je me suis rendu à ces consultations avec en tête une idée des solutions allant — à mes yeux — de la meilleure à la pire. Mais quand j’apprenais la solution finalement retenue, c’était à tous les coups celle que je tenais pour la plus mauvaise.
Entre les mois de juin et septembre derniers, j’ai plaidé, dans une contribution parue dans ce journal et deux émissions télévisées sur Ennahar, en faveur de l’amendement de la Constitution pour sécuriser le pays jusqu’à la fin du mandat du président, tout en me positionnant, en réponse à une question de l’interviewer, contre l’éventualité d’un quatrième mandat.
Le président de la République pouvait, entre le moment où il est rentré de Paris en juillet 2013 et le dépôt de son dossier de candidature en mars 2014, engager la procédure de révision de la Constitution pour (au moins) créer le poste de vice-président, chose qui aurait rendu caduc le débat sur l’article 88 (empêchement) et mis le pays à l’abri jusqu’à la fin du mandat. Il a choisi, au nom d’une considération qui m’échappait alors, de laisser pendant neuf longs mois le pays vivre dans la crainte de l’imprévu. Une telle mesure de sauvegarde l’aurait servi, le moment venu, auprès des opposants au quatrième mandat et servi du même coup le pays en le protégeant de l’aléa dans lequel il demeure à ce jour. Le vœu du président de rester au pouvoir était-il absolument incompatible avec l’intérêt du pays dans cet intervalle ?
Une casuistique juridique fleurit dans les colonnes de journaux et les débats télévisés, embrouillant les esprits sur l’identité des auteurs et le mobile du crime qui se prépare et suggérant la responsabilité de la Constitution dans la situation kafkaïenne que nous vivons : elle serait imprécise sur tel cas, muette sur tel autre, accommodable sur tel point, extensible sur tel autre…
On avait déjà entendu dire que le pays pouvait se passer de la réunion du Conseil des ministres et qu’il fonctionnait «normalement» malgré l’absence du président, ce qui pouvait aussi bien vouloir dire qu’on n’a pas besoin de président du tout. En fait, ces arguties nous préparaient à d’autres aberrations : la Constitution n’interdit pas au président de rempiler autant de fois qu’il le souhaite, nonobstant son état de santé ; elle prévoit la présentation d’un certificat médical dans le dossier du candidat, mais n’entre pas dans le détail ; elle n’oblige pas formellement le candidat à déclarer lui-même sa candidature ; il n’est pas explicitement tenu de se déplacer au siège du Conseil constitutionnel ; il n’a pas besoin de campagne électorale ; il peut prêter serment dans la position assise…
Que n’a-t-on entendu de la bouche d’hommes rendus impudiques par leur servilité ? Les dispositions constitutionnelles sont soumises aux interprétations les plus saugrenues, contorsionnées dans tous les sens, comme si le fond du problème était juridique. Non, il n’est pas juridique, il est moral. Il est dans la vérité qu’on veut escamoter à tout prix par la ruse et la trituration piteuse des images télévisées : Bouteflika ne peut plus gouverner !
Les opposants au quatrième mandat, qui s’indignaient sur les plateaux de télévision privées, cherchaient, les pauvres, à justifier leur opposition au quatrième mandat en jurant qu’ils n’avaient rien contre la personne du président, qu’il était dans son droit, mais tout simplement qu’il n’en avait plus les moyens physiques et intellectuels. J
e n’ai entendu aucun dire : il n’en a pas le droit moral ! Car si aucune norme juridique n’interdit au président de se représenter depuis qu’il a amendé dans ce sens la Constitution, l’éthique, la dignité et une pensée pour le bien du pays le lui interdisent. Au lieu de mettre dans l’embarras médecins et juristes, le bon sens aurait voulu qu’un homme qui se sait malade, diminué, invalide, ne postule pas à cette fonction. Que ce soit lui-même qui s’accroche, ou d’autres qui lui forcent la main ne change rien à l’affaire.
Je sais qu’en Algérie la morale n’a jamais compté dans les calculs du pouvoir et qu’on n’a jamais eu la moindre considération pour ce facteur qui a été à la base des civilisations d’autrefois et est au centre de la vie des démocraties d’aujourd’hui. Un facteur décliné sous différentes dénominations : sens commun, éthique, vertus, scrupules, «hya» (décence)… Ces notions ne sont pas écrites, contraignantes ou assorties de sanctions pénales, mais elles sont le fondement du droit, de la civilisation, de la démocratie, de la citoyenneté et de la politique. Elles ont inspiré les législations de toutes les nations et les codes d’honneur de tous les temps et font partie de ce qu’on appelle «l’esprit des lois».
Si la lettre de la loi algérienne autorise Bouteflika à rempiler à 77 ans et aux trois-quarts invalide, l’«esprit des lois» divines et humaines de toutes les contrées et de toutes les époques le lui interdit.
On peut commettre un crime moral aux conséquences incalculables sans enfreindre une seule loi ou disposition constitutionnelle. Dans l’ancienne Grèce, on avait demandé à Solon pourquoi il avait omis de mentionner dans son fameux «Code» le parricide. Il répondit : «Parce que j’espère que ce crime ne sera jamais commis.» Que faut-il mettre dans notre Constitution qui nous prémunisse efficacement et durablement de l’ignorance, de la mauvaise foi, du banditisme, de la démence, de la ruse, de la perversion…?
Après le précédent du quatrième mandat, s’il venait à se concrétiser, n’importe quelle infamie ou forfaiture pourrait être commise à l’avenir, n’importe qui pourrait faire n’importe quoi et lui trouver ensuite des justifications à la tête desquelles figurerait ce précédent. Le comble est que si on posait la question à Bouteflika, il se prévaudrait du précédent de ses prédécesseurs et dirait : tous les présidents avant moi ont ajusté la Constitution à leurs mesures et n’ont quitté le pouvoir que morts (Boumédiène, Boudiaf) ou contraints (Ben Bella, Chadli, Zéroual). Et il a raison. Mais pourquoi ne regarder que dans cette direction, celle du mal ? Pourquoi consacrer et reproduire l’erreur ? Pourquoi ne pas s’inscrire en faux contre le mauvais exemple ? Pourquoi ne pas donner à l’Algérie de nouveaux archétypes comme le respect de la loi, le sens de la grandeur et le désintéressement personnel, surtout quand on n’attend plus rien de la vie qu’elle n’ait déjà donné ? Si le passage en force réussit, si on permet le viol de la loi et de la morale sous nos yeux, si on se laisse impressionner par la complicité intéressée ou irresponsable de ceux qui hurlent qu’ils voteront pour le président mort ou vif, quels que soient leur nombre et leurs moyens, il faut savoir que tout sera permis à l’avenir. Un autre pourra venir demain et instaurer la monarchie ou se proclamer «aguellid», comme d’autres, hier, ont voulu instaurer le califat. Le «césarisme» (dictature) est né d’un précédent, celui de Jules César quand il a piétiné une simple règle. D’autres empereurs après lui se sont prévalus de son exemple pour abuser, encore plus que lui, du pouvoir personnel jusqu’à ce que l’empire romain disparaisse à jamais. On peut citer aussi le précédent créé par Moawiya ibn Abi Sofian quelques décennies seulement après la mort du Prophète. A la place du califat électif, il a instauré le califat dynastique qui subsiste jusqu’à nos jours dans maints pays musulmans.
C’est à cause de son précédent aussi que l’islam s’est divisé en sunnisme, chiisme et kharédjisme. Dans cette affaire de quatrième mandat, l’éthique et la morale politique ont été bafouées d’une manière inouïe. C’est à qui faire montre de la plus crasse ignorance, de l’impudeur la plus choquante, du banditisme verbal le plus violent, du plus grand mépris pour les Algériens réticents à un nouveau mandat. On pouvait déjà s’étonner du choix délibéré de confier la candidature du président et sa campagne électorale à des noms cités dans des affaires de corruption, comme si c’était un critère de sélection, de sûreté, un gage de solidarité indéfectible, un pacte de partage du pouvoir à venir et à tenir.
Et Amara Benyounès ne s’est-il pas publiquement écrié : «Maudits soient les pères de ceux qui ne nous aiment pas !» ? Traduits en français, les termes de cette insulte peuvent faire sourire ; mais dits en arabe,ils ont une signification vulgaire et blessante.
A des moments critiques de la vie du pays, il est arrivé que je sois consulté — parmi d’autres — pour donner un avis sur la situation. A chaque fois, je me suis rendu à ces consultations avec en tête une idée des solutions allant — à mes yeux — de la meilleure à la pire. Mais quand j’apprenais la solution finalement retenue, c’était à tous les coups celle que je tenais pour la plus mauvaise.
Entre les mois de juin et septembre derniers, j’ai plaidé, dans une contribution parue dans ce journal et deux émissions télévisées sur Ennahar, en faveur de l’amendement de la Constitution pour sécuriser le pays jusqu’à la fin du mandat du président, tout en me positionnant, en réponse à une question de l’interviewer, contre l’éventualité d’un quatrième mandat.
Le président de la République pouvait, entre le moment où il est rentré de Paris en juillet 2013 et le dépôt de son dossier de candidature en mars 2014, engager la procédure de révision de la Constitution pour (au moins) créer le poste de vice-président, chose qui aurait rendu caduc le débat sur l’article 88 (empêchement) et mis le pays à l’abri jusqu’à la fin du mandat. Il a choisi, au nom d’une considération qui m’échappait alors, de laisser pendant neuf longs mois le pays vivre dans la crainte de l’imprévu. Une telle mesure de sauvegarde l’aurait servi, le moment venu, auprès des opposants au quatrième mandat et servi du même coup le pays en le protégeant de l’aléa dans lequel il demeure à ce jour. Le vœu du président de rester au pouvoir était-il absolument incompatible avec l’intérêt du pays dans cet intervalle ?
Une casuistique juridique fleurit dans les colonnes de journaux et les débats télévisés, embrouillant les esprits sur l’identité des auteurs et le mobile du crime qui se prépare et suggérant la responsabilité de la Constitution dans la situation kafkaïenne que nous vivons : elle serait imprécise sur tel cas, muette sur tel autre, accommodable sur tel point, extensible sur tel autre…
On avait déjà entendu dire que le pays pouvait se passer de la réunion du Conseil des ministres et qu’il fonctionnait «normalement» malgré l’absence du président, ce qui pouvait aussi bien vouloir dire qu’on n’a pas besoin de président du tout. En fait, ces arguties nous préparaient à d’autres aberrations : la Constitution n’interdit pas au président de rempiler autant de fois qu’il le souhaite, nonobstant son état de santé ; elle prévoit la présentation d’un certificat médical dans le dossier du candidat, mais n’entre pas dans le détail ; elle n’oblige pas formellement le candidat à déclarer lui-même sa candidature ; il n’est pas explicitement tenu de se déplacer au siège du Conseil constitutionnel ; il n’a pas besoin de campagne électorale ; il peut prêter serment dans la position assise…
Que n’a-t-on entendu de la bouche d’hommes rendus impudiques par leur servilité ? Les dispositions constitutionnelles sont soumises aux interprétations les plus saugrenues, contorsionnées dans tous les sens, comme si le fond du problème était juridique. Non, il n’est pas juridique, il est moral. Il est dans la vérité qu’on veut escamoter à tout prix par la ruse et la trituration piteuse des images télévisées : Bouteflika ne peut plus gouverner !
Les opposants au quatrième mandat, qui s’indignaient sur les plateaux de télévision privées, cherchaient, les pauvres, à justifier leur opposition au quatrième mandat en jurant qu’ils n’avaient rien contre la personne du président, qu’il était dans son droit, mais tout simplement qu’il n’en avait plus les moyens physiques et intellectuels. J
e n’ai entendu aucun dire : il n’en a pas le droit moral ! Car si aucune norme juridique n’interdit au président de se représenter depuis qu’il a amendé dans ce sens la Constitution, l’éthique, la dignité et une pensée pour le bien du pays le lui interdisent. Au lieu de mettre dans l’embarras médecins et juristes, le bon sens aurait voulu qu’un homme qui se sait malade, diminué, invalide, ne postule pas à cette fonction. Que ce soit lui-même qui s’accroche, ou d’autres qui lui forcent la main ne change rien à l’affaire.
Je sais qu’en Algérie la morale n’a jamais compté dans les calculs du pouvoir et qu’on n’a jamais eu la moindre considération pour ce facteur qui a été à la base des civilisations d’autrefois et est au centre de la vie des démocraties d’aujourd’hui. Un facteur décliné sous différentes dénominations : sens commun, éthique, vertus, scrupules, «hya» (décence)… Ces notions ne sont pas écrites, contraignantes ou assorties de sanctions pénales, mais elles sont le fondement du droit, de la civilisation, de la démocratie, de la citoyenneté et de la politique. Elles ont inspiré les législations de toutes les nations et les codes d’honneur de tous les temps et font partie de ce qu’on appelle «l’esprit des lois».
Si la lettre de la loi algérienne autorise Bouteflika à rempiler à 77 ans et aux trois-quarts invalide, l’«esprit des lois» divines et humaines de toutes les contrées et de toutes les époques le lui interdit.
On peut commettre un crime moral aux conséquences incalculables sans enfreindre une seule loi ou disposition constitutionnelle. Dans l’ancienne Grèce, on avait demandé à Solon pourquoi il avait omis de mentionner dans son fameux «Code» le parricide. Il répondit : «Parce que j’espère que ce crime ne sera jamais commis.» Que faut-il mettre dans notre Constitution qui nous prémunisse efficacement et durablement de l’ignorance, de la mauvaise foi, du banditisme, de la démence, de la ruse, de la perversion…?
Après le précédent du quatrième mandat, s’il venait à se concrétiser, n’importe quelle infamie ou forfaiture pourrait être commise à l’avenir, n’importe qui pourrait faire n’importe quoi et lui trouver ensuite des justifications à la tête desquelles figurerait ce précédent. Le comble est que si on posait la question à Bouteflika, il se prévaudrait du précédent de ses prédécesseurs et dirait : tous les présidents avant moi ont ajusté la Constitution à leurs mesures et n’ont quitté le pouvoir que morts (Boumédiène, Boudiaf) ou contraints (Ben Bella, Chadli, Zéroual). Et il a raison. Mais pourquoi ne regarder que dans cette direction, celle du mal ? Pourquoi consacrer et reproduire l’erreur ? Pourquoi ne pas s’inscrire en faux contre le mauvais exemple ? Pourquoi ne pas donner à l’Algérie de nouveaux archétypes comme le respect de la loi, le sens de la grandeur et le désintéressement personnel, surtout quand on n’attend plus rien de la vie qu’elle n’ait déjà donné ? Si le passage en force réussit, si on permet le viol de la loi et de la morale sous nos yeux, si on se laisse impressionner par la complicité intéressée ou irresponsable de ceux qui hurlent qu’ils voteront pour le président mort ou vif, quels que soient leur nombre et leurs moyens, il faut savoir que tout sera permis à l’avenir. Un autre pourra venir demain et instaurer la monarchie ou se proclamer «aguellid», comme d’autres, hier, ont voulu instaurer le califat. Le «césarisme» (dictature) est né d’un précédent, celui de Jules César quand il a piétiné une simple règle. D’autres empereurs après lui se sont prévalus de son exemple pour abuser, encore plus que lui, du pouvoir personnel jusqu’à ce que l’empire romain disparaisse à jamais. On peut citer aussi le précédent créé par Moawiya ibn Abi Sofian quelques décennies seulement après la mort du Prophète. A la place du califat électif, il a instauré le califat dynastique qui subsiste jusqu’à nos jours dans maints pays musulmans.
C’est à cause de son précédent aussi que l’islam s’est divisé en sunnisme, chiisme et kharédjisme. Dans cette affaire de quatrième mandat, l’éthique et la morale politique ont été bafouées d’une manière inouïe. C’est à qui faire montre de la plus crasse ignorance, de l’impudeur la plus choquante, du banditisme verbal le plus violent, du plus grand mépris pour les Algériens réticents à un nouveau mandat. On pouvait déjà s’étonner du choix délibéré de confier la candidature du président et sa campagne électorale à des noms cités dans des affaires de corruption, comme si c’était un critère de sélection, de sûreté, un gage de solidarité indéfectible, un pacte de partage du pouvoir à venir et à tenir.
Et Amara Benyounès ne s’est-il pas publiquement écrié : «Maudits soient les pères de ceux qui ne nous aiment pas !» ? Traduits en français, les termes de cette insulte peuvent faire sourire ; mais dits en arabe,ils ont une signification vulgaire et blessante.
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