Mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à ses saints. Quand des chômeurs ont récemment défilé, le 29 janvier, à Ouargla, dans le Sud algérien, ils se sont délibérément dirigés vers le centre du commandement militaire. "Ils ont combattu le terrorisme, nous souhaitons qu'ils fassent la même chose avec le terrorisme administratif", ironisait un manifestant. Dérisoire, cette initiative insolite en dit long sur la place qu'occupe l'armée nationale populaire (ANP) dans la vie publique algérienne. Une armée qui reste, hier comme aujourd'hui, intrinsèquement liée au pouvoir depuis l'indépendance du pays en 1962. Une armée toujours en première ligne lorsqu'un événement secoue le pays.
Chef suprême des forces armées, le président Abdelaziz Bouteflika, élu depuis 1999, qui remplit également la fonction de ministre de la défense, n'a pas dit un seul mot pendant ou après la sanglante prise d'otages de janvier sur le site gazier de Tigantourine à In Amenas, comparée par les autorités à un "11-Septembre algérien". Pas plus que le ministre délégué à la défense, Abdelmalek Guenaizia, 76 ans, en poste depuis huit ans. Ou bien le général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'ANP, dont on dit qu'il s'est rendu sur le théâtre des opérations de Tigantourine lors de l'assaut mené par les forces spéciales algériennes. A ce jour, la seule voix officielle qui s'est exprimée au cours d'une unique conférence de presse a été celle, le 21 janvier, du premier ministre, Abdelmalek Sellal. Le commandant de la 4e région militaire d'Ouargla, dans le Sud (l'Algérie est divisée en six régions militaires), aurait refusé d'y participer. Un silence qui ne semble troubler personne.Le même mutisme a été observé par les autorités après la révélation, le 7 février, d'une attaque contre une caserne à Khenchela, au sud-est d'Alger. L'opération s'est soldée par la mort de deux assaillants.
UN REMPART CONTRE LE TERRORISME
L'armée gère la situation. Malgré les graves défaillances en matière de sécurité, notamment aux frontières, qui ont permis au commando armé de s'attaquer à l'un des principaux sites énergétiques algériens, l'ANP est de nouveau apparue, abondamment relayée par les éloges d'une presse quasi unanime, comme un rempart contre le terrorisme. Sur la scène internationale, la tonalité n'a pas été différente. Les dirigeants de différents pays ont certes déploré la mort de 38 otages pris sous le feu croisé des djihadistes et de l'armée, mais ils ont surtout discrètement soufflé. "Le pire aurait été que des otages de plusieurs nationalités soient emmenés dans le nord du Mali. La situation serait devenue intenable", résume un diplomate occidental.
L'ANP ne s'y est pas trompée. Sur son site Internet, le seul message diffusé, sous le titre "La riposte dissuasive", rend hommage à ses "héros", qui ont "exécuté une opération militaire des plus complexes, en un temps record", démontrant "au monde entier qu'ils sont dignes (...) de leurs prédécesseurs de la Glorieuse Guerre de libération". D'emblée, dans cette crise qui a braqué les projecteurs du monde entier sur l'Algérie, la ligne a été fixée : pas question de "négocier avec des terroristes". Pas de quartiers non plus : seulement trois assaillants, sur trente-deux, ont été capturés. "Il ne fallait pas qu'ils ressortent vivants, c'était une question d'honneur pour l'armée algérienne et pour l'Algérie", a affirmé au Monde le ministre de la communication, Mohamed Saïd.
Héritière de l'armée de libération (ALN) qui a conquis par les armes l'indépendance du pays, l'armée reste, cinquante ans après la naissance de la République algérienne, le pilier du pouvoir incarné par l'ex-parti unique, le Front de libération national (FLN), lui-même issu de la guerre. C'est elle qui "fait" le vote, comme en témoignent les dernières élections législatives de mai 2012, où les régions abritant de fortes garnisons militaires ont un taux de participation au scrutin trois fois plus élevé qu'ailleurs. Et comme en témoigne aussi sa décision, en 1991, d'interrompre le processus électoral qui allait porter au pouvoir le Front islamique du salut (ex-FIS, dissous). Vingt ans plus tard, alors que Le Monde demandait à un haut gradé s'il ne regrettait pas cette initiative, ce dernier s'était spontanément récrié : "Mais, Madame, l'armée allait basculer !" - côté islamiste s'entend.
L'AVAL DU PRÉSIDENT BOUTEFLIKA
C'est l'armée qui, sans exercer directement le pouvoir, exception faite du coup d'Etat qui porta à la présidence entre 1965 et 1978 Houari Boumediene, militaire de carrière, pèse toujours dans le choix de ses dirigeants. Elle encore qui imprime la diplomatie du pays, et sa doctrine : pas d'ingérence étrangère, pas de soldats hors des frontières dans le cadre d'une mission internationale. Ce message a été répété lors de l'intervention française au Mali. Et le vol des avions français dans l'espace aérien algérien a déclenché une mini-crise au sommet de l'Etat (tout comme la présence d'un drone de surveillance américain au-dessus du site gazier de Tigantourine a soulevé des haut-le-coeur). Il serait cependant naïf de croire que cette décision, prise par le président Bouteflika, s'est faite sans l'aval des militaires.
Forte de 127 000 hommes, hors réservistes, répartis dans les forces terrestres, navales et aériennes - un chiffre approximatif car les effectifs restent secrets -, l'armée républicaine algérienne n'est pas un bloc monolithique. S'il règne une rigoureuse discipline à la base, il n'en va pas de même dans la hiérarchie, traversée, comme le pouvoir civil, par des luttes de clans. Il en a toujours été ainsi depuis les lendemains de la guerre d'indépendance lorsque l'"armée des frontières", basée en Tunisie et au Maroc, s'était âprement affrontée aux combattants de l'intérieur pour le contrôle du pouvoir.
Le binôme qu'elle forme aujourd'hui avec le pouvoir civil est complexe, et les observateurs en sont réduits à scruter le moindre signal à l'intérieur des clans et des alliances. Des généraux à la retraite, formés, à l'époque, en URSS, restent des acteurs puissants, y compris dans le domaine économique, car certains se sont lancés dans les affaires, au grand dam d'une partie de leurs pairs. D'autres ont créé, comme cela se passe dans certains pays, des sociétés de sécurité privées. L'influence du puissant département du renseignement et de la sécurité (DRS), l'ex-sécurité militaire dirigée depuis 1990 par l'énigmatique "Toufik", le général Mohamed Lamine Mediène, ajoute à ce climat si particulier à l'Algérie, où les interlocuteurs officiels sont rares, pour ne pas dire inexistants, et les émissaires officieux, dotés de prénoms ou de noms d'emprunt, nombreux.
Le monde.fr
Chef suprême des forces armées, le président Abdelaziz Bouteflika, élu depuis 1999, qui remplit également la fonction de ministre de la défense, n'a pas dit un seul mot pendant ou après la sanglante prise d'otages de janvier sur le site gazier de Tigantourine à In Amenas, comparée par les autorités à un "11-Septembre algérien". Pas plus que le ministre délégué à la défense, Abdelmalek Guenaizia, 76 ans, en poste depuis huit ans. Ou bien le général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'ANP, dont on dit qu'il s'est rendu sur le théâtre des opérations de Tigantourine lors de l'assaut mené par les forces spéciales algériennes. A ce jour, la seule voix officielle qui s'est exprimée au cours d'une unique conférence de presse a été celle, le 21 janvier, du premier ministre, Abdelmalek Sellal. Le commandant de la 4e région militaire d'Ouargla, dans le Sud (l'Algérie est divisée en six régions militaires), aurait refusé d'y participer. Un silence qui ne semble troubler personne.Le même mutisme a été observé par les autorités après la révélation, le 7 février, d'une attaque contre une caserne à Khenchela, au sud-est d'Alger. L'opération s'est soldée par la mort de deux assaillants.
UN REMPART CONTRE LE TERRORISME
L'armée gère la situation. Malgré les graves défaillances en matière de sécurité, notamment aux frontières, qui ont permis au commando armé de s'attaquer à l'un des principaux sites énergétiques algériens, l'ANP est de nouveau apparue, abondamment relayée par les éloges d'une presse quasi unanime, comme un rempart contre le terrorisme. Sur la scène internationale, la tonalité n'a pas été différente. Les dirigeants de différents pays ont certes déploré la mort de 38 otages pris sous le feu croisé des djihadistes et de l'armée, mais ils ont surtout discrètement soufflé. "Le pire aurait été que des otages de plusieurs nationalités soient emmenés dans le nord du Mali. La situation serait devenue intenable", résume un diplomate occidental.
L'ANP ne s'y est pas trompée. Sur son site Internet, le seul message diffusé, sous le titre "La riposte dissuasive", rend hommage à ses "héros", qui ont "exécuté une opération militaire des plus complexes, en un temps record", démontrant "au monde entier qu'ils sont dignes (...) de leurs prédécesseurs de la Glorieuse Guerre de libération". D'emblée, dans cette crise qui a braqué les projecteurs du monde entier sur l'Algérie, la ligne a été fixée : pas question de "négocier avec des terroristes". Pas de quartiers non plus : seulement trois assaillants, sur trente-deux, ont été capturés. "Il ne fallait pas qu'ils ressortent vivants, c'était une question d'honneur pour l'armée algérienne et pour l'Algérie", a affirmé au Monde le ministre de la communication, Mohamed Saïd.
Héritière de l'armée de libération (ALN) qui a conquis par les armes l'indépendance du pays, l'armée reste, cinquante ans après la naissance de la République algérienne, le pilier du pouvoir incarné par l'ex-parti unique, le Front de libération national (FLN), lui-même issu de la guerre. C'est elle qui "fait" le vote, comme en témoignent les dernières élections législatives de mai 2012, où les régions abritant de fortes garnisons militaires ont un taux de participation au scrutin trois fois plus élevé qu'ailleurs. Et comme en témoigne aussi sa décision, en 1991, d'interrompre le processus électoral qui allait porter au pouvoir le Front islamique du salut (ex-FIS, dissous). Vingt ans plus tard, alors que Le Monde demandait à un haut gradé s'il ne regrettait pas cette initiative, ce dernier s'était spontanément récrié : "Mais, Madame, l'armée allait basculer !" - côté islamiste s'entend.
L'AVAL DU PRÉSIDENT BOUTEFLIKA
C'est l'armée qui, sans exercer directement le pouvoir, exception faite du coup d'Etat qui porta à la présidence entre 1965 et 1978 Houari Boumediene, militaire de carrière, pèse toujours dans le choix de ses dirigeants. Elle encore qui imprime la diplomatie du pays, et sa doctrine : pas d'ingérence étrangère, pas de soldats hors des frontières dans le cadre d'une mission internationale. Ce message a été répété lors de l'intervention française au Mali. Et le vol des avions français dans l'espace aérien algérien a déclenché une mini-crise au sommet de l'Etat (tout comme la présence d'un drone de surveillance américain au-dessus du site gazier de Tigantourine a soulevé des haut-le-coeur). Il serait cependant naïf de croire que cette décision, prise par le président Bouteflika, s'est faite sans l'aval des militaires.
Forte de 127 000 hommes, hors réservistes, répartis dans les forces terrestres, navales et aériennes - un chiffre approximatif car les effectifs restent secrets -, l'armée républicaine algérienne n'est pas un bloc monolithique. S'il règne une rigoureuse discipline à la base, il n'en va pas de même dans la hiérarchie, traversée, comme le pouvoir civil, par des luttes de clans. Il en a toujours été ainsi depuis les lendemains de la guerre d'indépendance lorsque l'"armée des frontières", basée en Tunisie et au Maroc, s'était âprement affrontée aux combattants de l'intérieur pour le contrôle du pouvoir.
Le binôme qu'elle forme aujourd'hui avec le pouvoir civil est complexe, et les observateurs en sont réduits à scruter le moindre signal à l'intérieur des clans et des alliances. Des généraux à la retraite, formés, à l'époque, en URSS, restent des acteurs puissants, y compris dans le domaine économique, car certains se sont lancés dans les affaires, au grand dam d'une partie de leurs pairs. D'autres ont créé, comme cela se passe dans certains pays, des sociétés de sécurité privées. L'influence du puissant département du renseignement et de la sécurité (DRS), l'ex-sécurité militaire dirigée depuis 1990 par l'énigmatique "Toufik", le général Mohamed Lamine Mediène, ajoute à ce climat si particulier à l'Algérie, où les interlocuteurs officiels sont rares, pour ne pas dire inexistants, et les émissaires officieux, dotés de prénoms ou de noms d'emprunt, nombreux.
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