NACER DJABI, AUTEUR D’“AL WAZIR AL DJAZAÏRI. OUSSOUL WA MASSARAT”, À LIBERTÉ
“En Algérie, on ne devient pas ministre par hasard”
Le sociologue revient dans cet entretien sur l’élaboration de son volumineux ouvrage qui dresse le portrait de près de 150 ministres (dont 18 femmes) qui ont fait partie des différents gouvernements, de 1962 à nos jours. Il nous explique également les raisons qui déterminent la nomination d’un ministre au sein d’un gouvernement, tout en revenant sur les origines sociales et géographiques de cette élite, ainsi que sur ses trajectoires.
Liberté : Comment est née l’idée de cette série de portraits et pourquoi les ministres ?
Nasser Djabi : L’idée remonte au début des années 1990. Et bien avant, je commençais à m’intéresser à des questions de sociologie politique, en publiant des bouquins sur le sujet (les grèves ouvrières, les élites). En m’y intéressant, j’ai vu quelques travaux qui ont été réalisés, surtout dans le Monde arabe – et je cite quelques-uns dans l’ouvrage –, et je me suis dit pourquoi ne pas faire un travail sur l’élite politique algérienne. Parce que j’avais constaté qu’il y avait une erreur méthodologique dans les travaux existants, y compris les études françaises, comme dans* Algérie, 200 hommes de pouvoir, où tout se mêlait à tel point que sur cette étude, figurait Kateb Yacine, l’Emir Abdelkader ou l’Emir Khaled. Donc pour quelqu’un qui veut connaître le fonctionnement du système politique, selon des considérations méthodologiques, scientifiques, il ne peut pas le connaître à travers ces études où se mêle le militaire au civil, et le wali au gouverneur. Je me suis donc dit que sur des considérations méthodologiques, je vais me braquer sur une élite, une partie de l’élite politique, la plus facile. J’aurais pu faire une étude sur les secrétaires généraux des partis politiques ou sur les walis, mais un wali est difficile d’accès. Par la suite, je me suis dit pourquoi ne pas s’attaquer aux ministres, aux ministres seulement. J’ai démarré en 1993/1994 en réalisant des entretiens sur la base d’un questionnaire pour avoir une vision globale, tout en sachant que ce n’est pas le ministre qui gouverne, dans le sens où lorsqu’on fait la connaissance d’un ministre, cela n’implique pas qu’on va connaître à 100% le système politique algérien. On va découvrir une partie du système. Le ministre et le gouvernement ont des fonctions qui ne constituent pas la totalité du système politique.
D’ailleurs, vous êtes spécialisé dans le mouvement syndical. Est-ce que cet “index” (appelons-le ainsi) est un prolongement ?
*C’est un prolongement dans le sens centre d’intérêt scientifique, parce que cette recherche m’a pris plus de dix ans. En parallèle, j’ai fait beaucoup de choses (un livre sur les élites politiques et un autre sur le syndicalisme, une biographie sur “ammi” Lakhdar Kaïdi, beaucoup de travaux pour le compte d’organismes dont le Pnud sur les femmes dans le Monde arabe, et l’écriture de deux ou trois articles sur les élections et les femmes). Avec ce tome, disons que j’ai commencé par le dessert. J’ai commencé par le plus léger. Et à travers cette arabesque de portraits, on pourrait me dire que le fond n’est pas très facilement décelable, parce que ce sont des portraits individuels. Mais lorsqu’on prend plusieurs individualités, on peut avoir une idée globale sur la société algérienne et son évolution dans toutes les régions. Les portraits que je propose présentent toutes les régions d’Algérie, représentent plusieurs générations et résument beaucoup de parcours. Au bout, on peut arriver à y voir plus clair ; on peut savoir qui sont ces élites et comment fonctionne le système politique, ou du moins partiellement.
Les portraits sont classés par ordre alphabétique, non selon l’époque ou la longévité qui est un critère important. Pourquoi ? Est-ce pour faciliter l’accès et l’appréciation ?
*C’est pour faciliter la lecture et ne pas tomber dans le jeu des critères (je vais présenter les plus anciens, les plus vieux, les plus jeunes, les femmes, les hommes ou par correction ceux qui ont duré…). J’ai évité de tomber dans ce piège et j’ai choisi le plus simple : l’ordre alphabétique.
Les biographies sont presque uniformes et vous donnez l’impression de transcrire ce que les interviewés ont bien voulu vous révéler. Est-ce que vos questions ont porté seulement sur la filiation, l’appartenance sociale et géographique… ?
J’ai fait des entretiens sur la base d’un questionnaire identique pour tout le monde, et j’ai posé les mêmes questions. En travaillant sur un seul ministre, on peut voir la société algérienne sur quatre générations d’Algériens (les grands-parents, les alliances, les ministres et leurs enfants). Donc il y a une profondeur historique, ce qui peut nous éclairer sur l’évolution de la société algérienne. Et lorsqu’on dit générations, ça veut dire plus de cent ans si on considère que les grands-parents sont nés à la fin du XIXe et début du XXe, donc c’est plus d’un siècle d’histoire, d’économie, de sociologie, de culture, d’institutions, dans toutes les régions de l’Algérie. On peut donc faire des associations et des comparaisons, mais je sais bien que cela demande un lecteur intelligent qui s’intéresse à l’histoire de l’Algérie. Il faudrait qu’il fasse une lecture approfondie afin de pouvoir faire le lien.
La standardisation du portrait n’est-elle pas réductrice à votre avis du poids, de la stature du ministre en question ?
*Il y a des ministres avec lesquels j’ai eu deux, jusqu’à trois séances et d’autres avec lesquels une seule séance a suffi. C’était selon la profondeur de la personne, de son histoire, de son expérience. Des personnes comme Taleb Ahmed Al-Ibrahimi, qui est resté 25 ans ministre, ou comme Boualem Benhamouda qui est resté longtemps au gouvernement, sont des cas différents de celui de Zahia Benarous par exemple, ou alors de ceux qui ont fait partie du gouvernement qui a duré quatre mois, ou alors comme Larbi Dmagh-El-Atrous et Chikh Bouamrane. Mais j’ai fait du mieux que j’ai pu pour ne pas m’étaler dans ce premier tome, en attendant le second qui comportera une analyse sociologique complète de l’élite ministérielle en Algérie.
De plus, c’est la première étude qui est réalisé dans l’optique de la sociologie politique, pour connaître “qui gouverne”, notamment en termes d’origine sociale. Car à une époque, le discours officiel en Algérie parlait de “l’État du peuple”, “le gouvernement du peuple”, “les enfants du peuple”, et on va voir si c’est vrai. On peut déjà le constater avec ce tome qui comporte des éléments d’analyse. Beaucoup de ministres ne sont pas des enfants du peuple, au sens populaire. Ce sont des enfants de catégories sociales riches, aisées, propriétaires…* Il y en a également qui appartiennent à la classe moyenne et qui viennent de milieux ruraux.
Vous semblez nous signifier dans les “clés de lecture” que le parcours d’un ministre est un parcours accidentel, sinon une promotion dans la carrière. Le poste de ministre n’est pas le fruit ou le résultat d’un parcours militant ou politique (pas toujours en tout cas)…
Il y a la période d’instabilité de 1992 à 1997 qui a permis à des figures qui n’auraient jamais pu être ministres s’il n’y avait pas eu cette conjoncture.* En dehors de cette période d’instabilité du système politique, il y a beaucoup de logique sociologique profonde qui fait que certains accèdent au poste de ministre et d’autres non. C'est-à-dire qu’en Algérie, on ne devient pas ministre par hasard, même s’il y a des parcours où le hasard existe. Il y a un déterminisme sociologique. Dans les parcours, il y a des ministres issus de familles qui étaient actives depuis les Turcs. Leurs relations avec l’Etat sont plus anciennes que l’Algérie car ils ont travaillé avec les Turcs, les Français et pour l’indépendance. Dans ce cas, ce n’est pas accidentel, c’est une prédestination.******
Il y en a d’autres qui sont les enfants des changements qu’a vécus l’Algérie. On ne peut pas comprendre pourquoi on devient ministre, si on n’a pas en tête la structure et l’évolution de la société algérienne, ainsi que les grands changements que l’Algérie a connus, comme la Guerre de Libération nationale. Le système politique dans son fonctionnement et dans ses choix a ramené des catégories qui ne devaient pas venir. Donc l’élite c’est un peu le reflet de l’histoire, de la société algérienne et du système politique.
Vous voulez dire qu’il y a des exceptions ?
*C’est l’histoire de la société et des grandes ruptures : 1830/1954/1962. Ce sont les grandes tendances sociologiques de la société. Vous avez les grandes villes comme Tlemcen et Nédroma qui produisent beaucoup plus de ministres que d’autres régions.
Et vous avez d’autres régions qui n’ont pas du tout produit de ministres. Et on l’explique par les caractéristiques socio-économiques et politiques de ces régions. Car une région rurale, pauvre culturellement, où il n’y a pas d’institutions, ne produit pas d’élite.
“En Algérie, on ne devient pas ministre par hasard”
Le sociologue revient dans cet entretien sur l’élaboration de son volumineux ouvrage qui dresse le portrait de près de 150 ministres (dont 18 femmes) qui ont fait partie des différents gouvernements, de 1962 à nos jours. Il nous explique également les raisons qui déterminent la nomination d’un ministre au sein d’un gouvernement, tout en revenant sur les origines sociales et géographiques de cette élite, ainsi que sur ses trajectoires.
Liberté : Comment est née l’idée de cette série de portraits et pourquoi les ministres ?
Nasser Djabi : L’idée remonte au début des années 1990. Et bien avant, je commençais à m’intéresser à des questions de sociologie politique, en publiant des bouquins sur le sujet (les grèves ouvrières, les élites). En m’y intéressant, j’ai vu quelques travaux qui ont été réalisés, surtout dans le Monde arabe – et je cite quelques-uns dans l’ouvrage –, et je me suis dit pourquoi ne pas faire un travail sur l’élite politique algérienne. Parce que j’avais constaté qu’il y avait une erreur méthodologique dans les travaux existants, y compris les études françaises, comme dans* Algérie, 200 hommes de pouvoir, où tout se mêlait à tel point que sur cette étude, figurait Kateb Yacine, l’Emir Abdelkader ou l’Emir Khaled. Donc pour quelqu’un qui veut connaître le fonctionnement du système politique, selon des considérations méthodologiques, scientifiques, il ne peut pas le connaître à travers ces études où se mêle le militaire au civil, et le wali au gouverneur. Je me suis donc dit que sur des considérations méthodologiques, je vais me braquer sur une élite, une partie de l’élite politique, la plus facile. J’aurais pu faire une étude sur les secrétaires généraux des partis politiques ou sur les walis, mais un wali est difficile d’accès. Par la suite, je me suis dit pourquoi ne pas s’attaquer aux ministres, aux ministres seulement. J’ai démarré en 1993/1994 en réalisant des entretiens sur la base d’un questionnaire pour avoir une vision globale, tout en sachant que ce n’est pas le ministre qui gouverne, dans le sens où lorsqu’on fait la connaissance d’un ministre, cela n’implique pas qu’on va connaître à 100% le système politique algérien. On va découvrir une partie du système. Le ministre et le gouvernement ont des fonctions qui ne constituent pas la totalité du système politique.
D’ailleurs, vous êtes spécialisé dans le mouvement syndical. Est-ce que cet “index” (appelons-le ainsi) est un prolongement ?
*C’est un prolongement dans le sens centre d’intérêt scientifique, parce que cette recherche m’a pris plus de dix ans. En parallèle, j’ai fait beaucoup de choses (un livre sur les élites politiques et un autre sur le syndicalisme, une biographie sur “ammi” Lakhdar Kaïdi, beaucoup de travaux pour le compte d’organismes dont le Pnud sur les femmes dans le Monde arabe, et l’écriture de deux ou trois articles sur les élections et les femmes). Avec ce tome, disons que j’ai commencé par le dessert. J’ai commencé par le plus léger. Et à travers cette arabesque de portraits, on pourrait me dire que le fond n’est pas très facilement décelable, parce que ce sont des portraits individuels. Mais lorsqu’on prend plusieurs individualités, on peut avoir une idée globale sur la société algérienne et son évolution dans toutes les régions. Les portraits que je propose présentent toutes les régions d’Algérie, représentent plusieurs générations et résument beaucoup de parcours. Au bout, on peut arriver à y voir plus clair ; on peut savoir qui sont ces élites et comment fonctionne le système politique, ou du moins partiellement.
Les portraits sont classés par ordre alphabétique, non selon l’époque ou la longévité qui est un critère important. Pourquoi ? Est-ce pour faciliter l’accès et l’appréciation ?
*C’est pour faciliter la lecture et ne pas tomber dans le jeu des critères (je vais présenter les plus anciens, les plus vieux, les plus jeunes, les femmes, les hommes ou par correction ceux qui ont duré…). J’ai évité de tomber dans ce piège et j’ai choisi le plus simple : l’ordre alphabétique.
Les biographies sont presque uniformes et vous donnez l’impression de transcrire ce que les interviewés ont bien voulu vous révéler. Est-ce que vos questions ont porté seulement sur la filiation, l’appartenance sociale et géographique… ?
J’ai fait des entretiens sur la base d’un questionnaire identique pour tout le monde, et j’ai posé les mêmes questions. En travaillant sur un seul ministre, on peut voir la société algérienne sur quatre générations d’Algériens (les grands-parents, les alliances, les ministres et leurs enfants). Donc il y a une profondeur historique, ce qui peut nous éclairer sur l’évolution de la société algérienne. Et lorsqu’on dit générations, ça veut dire plus de cent ans si on considère que les grands-parents sont nés à la fin du XIXe et début du XXe, donc c’est plus d’un siècle d’histoire, d’économie, de sociologie, de culture, d’institutions, dans toutes les régions de l’Algérie. On peut donc faire des associations et des comparaisons, mais je sais bien que cela demande un lecteur intelligent qui s’intéresse à l’histoire de l’Algérie. Il faudrait qu’il fasse une lecture approfondie afin de pouvoir faire le lien.
La standardisation du portrait n’est-elle pas réductrice à votre avis du poids, de la stature du ministre en question ?
*Il y a des ministres avec lesquels j’ai eu deux, jusqu’à trois séances et d’autres avec lesquels une seule séance a suffi. C’était selon la profondeur de la personne, de son histoire, de son expérience. Des personnes comme Taleb Ahmed Al-Ibrahimi, qui est resté 25 ans ministre, ou comme Boualem Benhamouda qui est resté longtemps au gouvernement, sont des cas différents de celui de Zahia Benarous par exemple, ou alors de ceux qui ont fait partie du gouvernement qui a duré quatre mois, ou alors comme Larbi Dmagh-El-Atrous et Chikh Bouamrane. Mais j’ai fait du mieux que j’ai pu pour ne pas m’étaler dans ce premier tome, en attendant le second qui comportera une analyse sociologique complète de l’élite ministérielle en Algérie.
De plus, c’est la première étude qui est réalisé dans l’optique de la sociologie politique, pour connaître “qui gouverne”, notamment en termes d’origine sociale. Car à une époque, le discours officiel en Algérie parlait de “l’État du peuple”, “le gouvernement du peuple”, “les enfants du peuple”, et on va voir si c’est vrai. On peut déjà le constater avec ce tome qui comporte des éléments d’analyse. Beaucoup de ministres ne sont pas des enfants du peuple, au sens populaire. Ce sont des enfants de catégories sociales riches, aisées, propriétaires…* Il y en a également qui appartiennent à la classe moyenne et qui viennent de milieux ruraux.
Vous semblez nous signifier dans les “clés de lecture” que le parcours d’un ministre est un parcours accidentel, sinon une promotion dans la carrière. Le poste de ministre n’est pas le fruit ou le résultat d’un parcours militant ou politique (pas toujours en tout cas)…
Il y a la période d’instabilité de 1992 à 1997 qui a permis à des figures qui n’auraient jamais pu être ministres s’il n’y avait pas eu cette conjoncture.* En dehors de cette période d’instabilité du système politique, il y a beaucoup de logique sociologique profonde qui fait que certains accèdent au poste de ministre et d’autres non. C'est-à-dire qu’en Algérie, on ne devient pas ministre par hasard, même s’il y a des parcours où le hasard existe. Il y a un déterminisme sociologique. Dans les parcours, il y a des ministres issus de familles qui étaient actives depuis les Turcs. Leurs relations avec l’Etat sont plus anciennes que l’Algérie car ils ont travaillé avec les Turcs, les Français et pour l’indépendance. Dans ce cas, ce n’est pas accidentel, c’est une prédestination.******
Il y en a d’autres qui sont les enfants des changements qu’a vécus l’Algérie. On ne peut pas comprendre pourquoi on devient ministre, si on n’a pas en tête la structure et l’évolution de la société algérienne, ainsi que les grands changements que l’Algérie a connus, comme la Guerre de Libération nationale. Le système politique dans son fonctionnement et dans ses choix a ramené des catégories qui ne devaient pas venir. Donc l’élite c’est un peu le reflet de l’histoire, de la société algérienne et du système politique.
Vous voulez dire qu’il y a des exceptions ?
*C’est l’histoire de la société et des grandes ruptures : 1830/1954/1962. Ce sont les grandes tendances sociologiques de la société. Vous avez les grandes villes comme Tlemcen et Nédroma qui produisent beaucoup plus de ministres que d’autres régions.
Et vous avez d’autres régions qui n’ont pas du tout produit de ministres. Et on l’explique par les caractéristiques socio-économiques et politiques de ces régions. Car une région rurale, pauvre culturellement, où il n’y a pas d’institutions, ne produit pas d’élite.
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