Par Abdelatif Rebah
L’héritage colonial
La situation économique et sociale de l’Algérie à l’indépendance, il n’est pas superflu de le rappeler, n’est pas le résultat d’un accident de l’histoire. C’est le produit d’un système, le colonialisme, qui n’a pas pour vocation de produire développement économique et bien-être social, pour les colonisés. Pas plus que l’Angleterre n’était intéressée à l’industrialisation de l’Egypte, la France coloniale ne le fut à celle de l’Algérie. Les raisons ? On pourrait dire qu’elles sont classiques tant on a l’impression qu’elles résistent au temps, qu’elles perdurent : l’étroitesse du marché, le désavantage comparatif (par rapport à la Métropole), l’absence de main-d’œuvre qualifiée, n’est-ce pas les mêmes motifs, invoqués hier, qui seront avancés bien plus tard, pour expliquer le peu d’enthousiasme des IDE pour venir en Algérie ? Roland Maspetiol, Conseiller d’Etat, fut chargé, en 1954, par le gouvernement français, de présider les travaux d’un groupe d’étude qui devait évaluer les investissements nécessaires «pour sortir l’Algérie du sous-développement». Dans son rapport, remis au gouvernement en juin 1955, à une date où Hassi Messaoud, il est vrai, n’était pas encore découvert, il notait le coût élevé de l’énergie. On a pu constater qu’une énergie à bon marché n’est pas, pour autant, devenue un argument suffisant pour convaincre les capitaux étrangers de s’investir en Algérie. Bref, pour revenir à la période coloniale, l’Algérie était, donc, considérée comme un pays pauvre ayant peu de possibilités d’industrialisation et de développement. Pourquoi les capitaux ne s’investissent pas dans cette Algérie colonie française de peuplement ? Parce que font défaut «les conditions permettant une rentabilité normale». C’est le constat auquel ont abouti les rédacteurs du Rapport du groupe d’étude des relations financières entre la Métropole et l’Algérie, plus connu sous le nom de Rapport Maspetiol. Comment surmonter ce handicap ? Le rapport Maspetiol ne voyait apparemment pas d’autre issue que les investissements publics. Ainsi, ces conditions de rentabilité normale, note-t-on dans ce rapport, «seront créées notamment, tant pour les facteurs de production que pour les débouchés, par un ensemble d’investissements publics de base susceptibles de modifier l’infrastructure économique du pays». Un constat lourd s’impose, donc : l’impérialisme, il faut bien l’appeler par son nom, ne développe pas les forces productives dans les colonies. Il n’y a pas eu émergence ni d’une classe capitaliste ni d’une industrie indigène. En Algérie, la base matérielle du capitalisme, de type minier, est héritée du colonialisme. La faiblesse du capitalisme indigène est une béance visible à l’œil nu. Les figures de l’entrepreneuriat indigènes se comptent sur les doigts d’une main : Hamoud Boualem, Tamzali, Bentchicou, Bencherchali, Mouhoub,… A l’indépendance, l’annuaire général du patronat en Algérie ne cite dans le bureau de cette association qu’un seul Algérien. Sur 500 entreprises agréées au titre du Plan de Constantine, à la fin des années 1950, deux seulement appartenaient à des Algériens associés à des Français. L’entrepreneur algérien correspond à une petite statistique : 0,4% de la population active en 1954. Les patrons, indépendants et employeurs, sont trente et une fois moins nombreux que les Européens, les artisans, six fois moins nombreux. La population algérienne était étrangère au monde de l’industrie parce que privée des moyens d’y parvenir (autorisations, crédits, technologie, enseignement technique, ouverture sur l’étranger) ; la même situation se retrouvait dans les banques, les assurances, transit et autres activités similaires. L’Algérie qui rétablit, avec l’indépendance, sa «continuité avec le monde»[1], le monde industriel compris, ne pouvait, pour entreprendre son développement économique, embrayer sur nul acquis antérieur : ni industriel, ni entrepreneurial, ni managérial, ni technologique. Le potentiel de ressources qualifiées disponibles était ridiculement bas : un agronome par-ci, un architecte par-là, une poignée d’ingénieurs sans expérience de terrain et une administration devenue rachitique après l’exode des Européens[2]. Le pays est confronté à une double contrainte, celle de l’absence, à la fois, d’épargne nationale et de savoir-faire industriel. Faiblesse, donc, manifeste du capital national privé et résistance-refus du capital étranger à l’industrialisation de l’Algérie. Les ordonnées de départ sont, on le voit et on ne le rappellera jamais assez, négatives. Une population sortie victorieuse mais meurtrie de la guerre sanglante et impitoyable que lui a livrée, près de huit ans durant, la France coloniale, l’analphabétisme qui frappe plus de 95% de la population, des cadres techniques qui se comptent sur les doigts d’une main. Auteure d’un livre sur la politique extérieure de l’Algérie (du temps de Boumediene), Nicole Grimaud rapporta, des propos entendus d’une femme du peuple, au lendemain de l’indépendance, une image saisissante qui résume bien l’état dans lequel le peuple algérien avait sombré durant la colonisation : «Nous étions comme un sac de grains éparpillés, dispersés, un peuple en vrac, mzar’ine, à présent il nous faut nous remettre en un tout». L’ethno-sociologue Germaine Tillon parlait, elle, de la clochardisation du peuple, d’autres ont même parlé de peuple-classe. Cet état découle de ce que l’économiste Gérard Destanne de Bernis a appelé «l’emprise de structure» exercée, durablement, par le système colonial sur l’Algérie l’empêchant de «développer (ses) propres potentialités et de construire (son) autonomie, c’est-à-dire de se doter de (son) propre principe de régulation»[3]. La question du développement national ne peut, dès lors, s’inscrire que dans celle de la rupture avec ce régime économique et avec le rôle et la place qu’il a assignés à l’Algérie dans la division internationale du travail : à la fois réservoir de main-d’œuvre et de matières premières bon marché et débouché pour les marchandises et les capitaux de la Métropole. Le discours devait être celui de la nation à construire, de l’Etat à édifier et la politique, celle de l’intégration sociale avec des inégalités, certes, commensurables et réductibles, cependant. Le développement national est la priorité des priorités. Comme le relève François Perroux, il faut beaucoup inventer et mettre en œuvre une formule à sa mesure[4].
L’héritage colonial
La situation économique et sociale de l’Algérie à l’indépendance, il n’est pas superflu de le rappeler, n’est pas le résultat d’un accident de l’histoire. C’est le produit d’un système, le colonialisme, qui n’a pas pour vocation de produire développement économique et bien-être social, pour les colonisés. Pas plus que l’Angleterre n’était intéressée à l’industrialisation de l’Egypte, la France coloniale ne le fut à celle de l’Algérie. Les raisons ? On pourrait dire qu’elles sont classiques tant on a l’impression qu’elles résistent au temps, qu’elles perdurent : l’étroitesse du marché, le désavantage comparatif (par rapport à la Métropole), l’absence de main-d’œuvre qualifiée, n’est-ce pas les mêmes motifs, invoqués hier, qui seront avancés bien plus tard, pour expliquer le peu d’enthousiasme des IDE pour venir en Algérie ? Roland Maspetiol, Conseiller d’Etat, fut chargé, en 1954, par le gouvernement français, de présider les travaux d’un groupe d’étude qui devait évaluer les investissements nécessaires «pour sortir l’Algérie du sous-développement». Dans son rapport, remis au gouvernement en juin 1955, à une date où Hassi Messaoud, il est vrai, n’était pas encore découvert, il notait le coût élevé de l’énergie. On a pu constater qu’une énergie à bon marché n’est pas, pour autant, devenue un argument suffisant pour convaincre les capitaux étrangers de s’investir en Algérie. Bref, pour revenir à la période coloniale, l’Algérie était, donc, considérée comme un pays pauvre ayant peu de possibilités d’industrialisation et de développement. Pourquoi les capitaux ne s’investissent pas dans cette Algérie colonie française de peuplement ? Parce que font défaut «les conditions permettant une rentabilité normale». C’est le constat auquel ont abouti les rédacteurs du Rapport du groupe d’étude des relations financières entre la Métropole et l’Algérie, plus connu sous le nom de Rapport Maspetiol. Comment surmonter ce handicap ? Le rapport Maspetiol ne voyait apparemment pas d’autre issue que les investissements publics. Ainsi, ces conditions de rentabilité normale, note-t-on dans ce rapport, «seront créées notamment, tant pour les facteurs de production que pour les débouchés, par un ensemble d’investissements publics de base susceptibles de modifier l’infrastructure économique du pays». Un constat lourd s’impose, donc : l’impérialisme, il faut bien l’appeler par son nom, ne développe pas les forces productives dans les colonies. Il n’y a pas eu émergence ni d’une classe capitaliste ni d’une industrie indigène. En Algérie, la base matérielle du capitalisme, de type minier, est héritée du colonialisme. La faiblesse du capitalisme indigène est une béance visible à l’œil nu. Les figures de l’entrepreneuriat indigènes se comptent sur les doigts d’une main : Hamoud Boualem, Tamzali, Bentchicou, Bencherchali, Mouhoub,… A l’indépendance, l’annuaire général du patronat en Algérie ne cite dans le bureau de cette association qu’un seul Algérien. Sur 500 entreprises agréées au titre du Plan de Constantine, à la fin des années 1950, deux seulement appartenaient à des Algériens associés à des Français. L’entrepreneur algérien correspond à une petite statistique : 0,4% de la population active en 1954. Les patrons, indépendants et employeurs, sont trente et une fois moins nombreux que les Européens, les artisans, six fois moins nombreux. La population algérienne était étrangère au monde de l’industrie parce que privée des moyens d’y parvenir (autorisations, crédits, technologie, enseignement technique, ouverture sur l’étranger) ; la même situation se retrouvait dans les banques, les assurances, transit et autres activités similaires. L’Algérie qui rétablit, avec l’indépendance, sa «continuité avec le monde»[1], le monde industriel compris, ne pouvait, pour entreprendre son développement économique, embrayer sur nul acquis antérieur : ni industriel, ni entrepreneurial, ni managérial, ni technologique. Le potentiel de ressources qualifiées disponibles était ridiculement bas : un agronome par-ci, un architecte par-là, une poignée d’ingénieurs sans expérience de terrain et une administration devenue rachitique après l’exode des Européens[2]. Le pays est confronté à une double contrainte, celle de l’absence, à la fois, d’épargne nationale et de savoir-faire industriel. Faiblesse, donc, manifeste du capital national privé et résistance-refus du capital étranger à l’industrialisation de l’Algérie. Les ordonnées de départ sont, on le voit et on ne le rappellera jamais assez, négatives. Une population sortie victorieuse mais meurtrie de la guerre sanglante et impitoyable que lui a livrée, près de huit ans durant, la France coloniale, l’analphabétisme qui frappe plus de 95% de la population, des cadres techniques qui se comptent sur les doigts d’une main. Auteure d’un livre sur la politique extérieure de l’Algérie (du temps de Boumediene), Nicole Grimaud rapporta, des propos entendus d’une femme du peuple, au lendemain de l’indépendance, une image saisissante qui résume bien l’état dans lequel le peuple algérien avait sombré durant la colonisation : «Nous étions comme un sac de grains éparpillés, dispersés, un peuple en vrac, mzar’ine, à présent il nous faut nous remettre en un tout». L’ethno-sociologue Germaine Tillon parlait, elle, de la clochardisation du peuple, d’autres ont même parlé de peuple-classe. Cet état découle de ce que l’économiste Gérard Destanne de Bernis a appelé «l’emprise de structure» exercée, durablement, par le système colonial sur l’Algérie l’empêchant de «développer (ses) propres potentialités et de construire (son) autonomie, c’est-à-dire de se doter de (son) propre principe de régulation»[3]. La question du développement national ne peut, dès lors, s’inscrire que dans celle de la rupture avec ce régime économique et avec le rôle et la place qu’il a assignés à l’Algérie dans la division internationale du travail : à la fois réservoir de main-d’œuvre et de matières premières bon marché et débouché pour les marchandises et les capitaux de la Métropole. Le discours devait être celui de la nation à construire, de l’Etat à édifier et la politique, celle de l’intégration sociale avec des inégalités, certes, commensurables et réductibles, cependant. Le développement national est la priorité des priorités. Comme le relève François Perroux, il faut beaucoup inventer et mettre en œuvre une formule à sa mesure[4].
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