«Les Algériens craignent que le prix à payer soit trop fort»
Interview-Liberation, 16/02/2011
Pour la chercheuse Farida Souiah, les Algériens ont peur qu'une révolution entraîne un nouveau cycle de violence, et de nombreux jeunes voient surtout dans les manifestations une opportunité pour partir.
Propos recueillis par Quentin Girard
Farida Souiah est doctorante-chercheuse et chargée de cours à Sciences Po Paris, rattachée au CERI. Elle travaille sur les relations entre l'Etat algérien et l'émigration. Actuellement basée à Oran et Alger, elle vit de l'intérieur les attentes et les craintes du peuple algérien.
Les jeunes Algériens pensent-ils qu’il puisse y avoir un mouvement comparable à ceux de l'Egypte et de la Tunisie?
L’ambiance est globalement assez étrange. La majorité des jeunes Algériens sont dans l’expectative. Ils attendent de voir ce qui va se passer, ce qui est déjà quelque chose.
Quand je les interroge sur la situation en Tunisie et en Egypte, ils répondent tous «Félicitations, tant mieux pour eux». Ce qui les influence énormément, c’est le traitement médiatique. Ils sont branchés toute la journée sur Al Jazeera et France 24 en arabe et ces chaînes de télé ont dit que l’Algérie était le prochain pays à basculer. Du coup, les gens se préparaient avant le 12 février, le jour de l’appel à manifester, mais ils disaient tous qu’ils n’iraient pas dans la rue. Ils mettaient plus à l’abris des réserves de semoule, dans le doute.
La contestation potentielle est-elle perçue de la même manière dans tout le pays?
Le Jour J, j’étais à Oran, à l'ouest du pays, il ne s’est littéralement rien passé. Les gens sont dans l’attente, mais dans le fond, ils ne pensent pas que cela va vraiment arriver.
C’est très difficile de percevoir comment la population appréhende ces mouvements. Cela dépend vraiment du groupe social ou communautaire. Il ne faut pas oublier la question de la communauté kabyle. Elle est très mobilisée depuis longtemps et elle est très présente à Alger. Et même si, pour l’instant, il n’y a pas de revendications communautaires, pour les gens à Oran (ndlr: à l'ouest du pays, à majorité arabe), la contestation, c’est un «truc de Kabyle».
La population craint énormément les abus, les vols, les pillages qu’ils pourraient y avoir s’il y a des manifestations. Eux, ils ont déjà connu d’une certaine manière leur printemps démocratique, c’était en 1988. Cela a entraîné les premières élections libres, la victoire des islamistes, et ensuite une décennie de guerre civile.
Ici, l’islamisation ne fait pas peur, tout le monde est très croyant, beaucoup plus qu’il y a dix ans, mais le retour potentiel du terrorisme inquiète vraiment. Les Algériens craignent que le prix à payer soit beaucoup trop fort.
Quelles sont les principales revendications des Algériens?
Ce que les gens honnissent, c’est le système, ce n’est pas spécialement Bouteflika. Ils ont conscience que cela fonctionnait déjà comme ça avant lui et que, vu son état de santé, il ne se représentera sans doute pas.
Lors des marches, les gens crient «Dégage le système». Ce qu’ils ne supportent plus, c’est ce qu’ils appellent l’hogra, un mot dialectal pour désigner le mépris du gouvernement, l’abus de pouvoir, la corruption.
Elle est à tous les niveaux. Si tu veux être soigné à l’hôpital, il faut payer. Si tu ne veux pas qu’il y ait une faute d’ortographe sur ta carte d’identité, il faut payer la secrétaire à la mairie, etc. C’est la société des passe-droits, tu dois être en permanence connecté.
Depuis le départ de Ben Ali, de nombreux Tunisens ont tenté d'émigrer en Italie, peut-on s’attendre au même phénomène avec les jeunes Algériens?
Les gens sont très au courant des moyens de migration illégaux car l’Algérie a le plus fort taux d’Afrique de refus de visas légaux. Ce sont en quelque sorte des experts de la migration.
Si la mer n’est pas trop mauvaise, ils vont être nombreux à essayer de partir dans les prochains jours, car ils pensent qu’il y a plus de chance en ce moment d’obtenir une demande d’asile.
Une fois arrivés en Espagne, ils se font passer en ce moment pour des Palestiniens, des Egyptiens ou des Tunisiens. A l’est de l’Algérie, le dialecte est très proche de celui de la Tunisie, c’est presque impossible de savoir de quel pays est originaire une personne si elle n’a plus ses papiers.
Du coup, une révolution en Algérie accélérerait ce mouvement.
D’une certaine manière, les émigrants attendent les manifestations pour pouvoir organiser les départs. En attendant, ils stockent de l'essence.
Ils pensent que la gendarmerie sera mobilisée ailleurs et que cela sera plus facile de passer entre les mailles du filet des gardes-côtes algériens. Il faut savoir qu’en théorie le droit international permet à toute personne de quitter son pays, mais, depuis 2008, l’Algérie pénalise les départs clandestins (article 175-10 de son code pénal).
Les sanctions peuvent aller de 2 à 6 mois de prison ferme et une amende équivalente à 200 à 600 euros (alors que le salaire moyen est de 120 euros). En général, dans la pratique, les personnes prennent du sursis, sauf les récidivistes.
On est jugé avec les gens avec qui on a essayé de partir, lors de procès collectif d’une quinzaine de personnes le plus souvent.
Le problème de ce type d’émigration pour le gouvernement, c’est que cela dit que les gens sont prêts à mourir pour quitter leur pays - il y a souvent des naufrages. C'est terrible pour l'image. Aujourd’hui, les Harragas comme on les appelle, (ndlr: «ceux qui brûlent» leurs papiers) sont un des symboles de l'Algérie. Les journaux en parlent beaucoup, il y a des chansons, des films.
Interview-Liberation, 16/02/2011
Pour la chercheuse Farida Souiah, les Algériens ont peur qu'une révolution entraîne un nouveau cycle de violence, et de nombreux jeunes voient surtout dans les manifestations une opportunité pour partir.
Propos recueillis par Quentin Girard
Farida Souiah est doctorante-chercheuse et chargée de cours à Sciences Po Paris, rattachée au CERI. Elle travaille sur les relations entre l'Etat algérien et l'émigration. Actuellement basée à Oran et Alger, elle vit de l'intérieur les attentes et les craintes du peuple algérien.
Les jeunes Algériens pensent-ils qu’il puisse y avoir un mouvement comparable à ceux de l'Egypte et de la Tunisie?
L’ambiance est globalement assez étrange. La majorité des jeunes Algériens sont dans l’expectative. Ils attendent de voir ce qui va se passer, ce qui est déjà quelque chose.
Quand je les interroge sur la situation en Tunisie et en Egypte, ils répondent tous «Félicitations, tant mieux pour eux». Ce qui les influence énormément, c’est le traitement médiatique. Ils sont branchés toute la journée sur Al Jazeera et France 24 en arabe et ces chaînes de télé ont dit que l’Algérie était le prochain pays à basculer. Du coup, les gens se préparaient avant le 12 février, le jour de l’appel à manifester, mais ils disaient tous qu’ils n’iraient pas dans la rue. Ils mettaient plus à l’abris des réserves de semoule, dans le doute.
La contestation potentielle est-elle perçue de la même manière dans tout le pays?
Le Jour J, j’étais à Oran, à l'ouest du pays, il ne s’est littéralement rien passé. Les gens sont dans l’attente, mais dans le fond, ils ne pensent pas que cela va vraiment arriver.
C’est très difficile de percevoir comment la population appréhende ces mouvements. Cela dépend vraiment du groupe social ou communautaire. Il ne faut pas oublier la question de la communauté kabyle. Elle est très mobilisée depuis longtemps et elle est très présente à Alger. Et même si, pour l’instant, il n’y a pas de revendications communautaires, pour les gens à Oran (ndlr: à l'ouest du pays, à majorité arabe), la contestation, c’est un «truc de Kabyle».
La population craint énormément les abus, les vols, les pillages qu’ils pourraient y avoir s’il y a des manifestations. Eux, ils ont déjà connu d’une certaine manière leur printemps démocratique, c’était en 1988. Cela a entraîné les premières élections libres, la victoire des islamistes, et ensuite une décennie de guerre civile.
Ici, l’islamisation ne fait pas peur, tout le monde est très croyant, beaucoup plus qu’il y a dix ans, mais le retour potentiel du terrorisme inquiète vraiment. Les Algériens craignent que le prix à payer soit beaucoup trop fort.
Quelles sont les principales revendications des Algériens?
Ce que les gens honnissent, c’est le système, ce n’est pas spécialement Bouteflika. Ils ont conscience que cela fonctionnait déjà comme ça avant lui et que, vu son état de santé, il ne se représentera sans doute pas.
Lors des marches, les gens crient «Dégage le système». Ce qu’ils ne supportent plus, c’est ce qu’ils appellent l’hogra, un mot dialectal pour désigner le mépris du gouvernement, l’abus de pouvoir, la corruption.
Elle est à tous les niveaux. Si tu veux être soigné à l’hôpital, il faut payer. Si tu ne veux pas qu’il y ait une faute d’ortographe sur ta carte d’identité, il faut payer la secrétaire à la mairie, etc. C’est la société des passe-droits, tu dois être en permanence connecté.
Depuis le départ de Ben Ali, de nombreux Tunisens ont tenté d'émigrer en Italie, peut-on s’attendre au même phénomène avec les jeunes Algériens?
Les gens sont très au courant des moyens de migration illégaux car l’Algérie a le plus fort taux d’Afrique de refus de visas légaux. Ce sont en quelque sorte des experts de la migration.
Si la mer n’est pas trop mauvaise, ils vont être nombreux à essayer de partir dans les prochains jours, car ils pensent qu’il y a plus de chance en ce moment d’obtenir une demande d’asile.
Une fois arrivés en Espagne, ils se font passer en ce moment pour des Palestiniens, des Egyptiens ou des Tunisiens. A l’est de l’Algérie, le dialecte est très proche de celui de la Tunisie, c’est presque impossible de savoir de quel pays est originaire une personne si elle n’a plus ses papiers.
Du coup, une révolution en Algérie accélérerait ce mouvement.
D’une certaine manière, les émigrants attendent les manifestations pour pouvoir organiser les départs. En attendant, ils stockent de l'essence.
Ils pensent que la gendarmerie sera mobilisée ailleurs et que cela sera plus facile de passer entre les mailles du filet des gardes-côtes algériens. Il faut savoir qu’en théorie le droit international permet à toute personne de quitter son pays, mais, depuis 2008, l’Algérie pénalise les départs clandestins (article 175-10 de son code pénal).
Les sanctions peuvent aller de 2 à 6 mois de prison ferme et une amende équivalente à 200 à 600 euros (alors que le salaire moyen est de 120 euros). En général, dans la pratique, les personnes prennent du sursis, sauf les récidivistes.
On est jugé avec les gens avec qui on a essayé de partir, lors de procès collectif d’une quinzaine de personnes le plus souvent.
Le problème de ce type d’émigration pour le gouvernement, c’est que cela dit que les gens sont prêts à mourir pour quitter leur pays - il y a souvent des naufrages. C'est terrible pour l'image. Aujourd’hui, les Harragas comme on les appelle, (ndlr: «ceux qui brûlent» leurs papiers) sont un des symboles de l'Algérie. Les journaux en parlent beaucoup, il y a des chansons, des films.
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