Kamel Bouguessa, sociologue
« Les manifestations de rue traduisent la faillite du système »
Kamel Bouguessa est juriste et sociologue à l'Université d'Alger. Il est notamment l'auteur de Mémoire meurtrie de la société algérienne, Aux sources du nationalisme algérien et Les pionniers du populisme révolutionnaire en marche.
Le Matin : Nous assistons ces dernières années à un nouveau phénomène, celui du recours à la rue pour régler toutes sortes de problèmes de la société. Comment expliquez-vous cette orientation ?
Kamel Bouguessa : Le phénomène n'est pas nouveau, en fait. C'est son ampleur qui a pris une très grande importance. Le recours à la rue est devenu une pratique systématique pour les citoyens pour exprimer leur mécontentement afin de forcer les institutions de l'Etat à régler rapidement les problèmes en suspens. D'un point de vue strictement juridique, ces actes sont naturellement réprimés par la loi. D'un point de vue sociologique, nous essayerons d'analyser ce phénomène selon les données en notre possession. Comme nous l'avons constaté dans les différents comptes rendus de presse, c'est un réel phénomène d'entraînement. La majorité des communes, dechra et cités de nos villes recourent à la manifestation publique dès qu'un problème n'est pas résolu. La population des agglomérations en question descend à la rue après avoir constaté que sa prise de contact avec les représentants des pouvoirs publics n'a pas abouti. Ce constat entraîne un énervement collectif qui conduit aux manifestations de rue, notamment le blocage des routes et l'occupation et la dégradation des institutions responsabilisées du blocage. Ce recours est bien entendu intolérable car ce ne sont certainement pas les pouvoirs publics qui sont sanctionnés mais les citoyens. Nul ne peut ignorer les retombées économiques directes ou indirectes dues au blocage des routes. Mais en même temps, ce phénomène traduit la défaillance des institutions de l'Etat qui n'arrivent pas à trouver la parade pour débloquer la situation et régler les problèmes, comme le stipulent les lois de la République. Il est clair aujourd'hui que ces institution ne fonctionnent plus.
Cela veut-il dire que les citoyens n'ont plus d'autres moyens d'expression que le recours à la rue ?
Evidemment. Les citoyens s'impatientent, s'attroupent et manifestent leur colère. Ceci prouve qu'ils sont arrivés à la limite de leur patience. Ils désirent voir leurs problèmes réglés. Ces manifestations de rue ont souvent mené à des émeutes. Le danger réside dans ces stades franchis de la colère sans que l'on apporte le moindre remède. La manifestation conduit à une émeute et l'émeute mène à un soulèvement. Vous n'êtes pas sans savoir que les révolutions commencent toujours par des soulèvements ponctuels qui se généralisent par la suite.
Si ces situations de blocage perdurent, comme en Amérique latine, il faut s'attendre au pire. A l'exception de la Kabylie, où les manifestations sont empreintes d'une certaine manipulation politique, ce n'est pas le cas dans les autres régions du pays.
Ne pensez-vous pas justement que le bras de fer pouvoir- mouvement des aârouch en Kabylie ou le mouvement citoyen des Aurès traduit une rupture de dialogue entre la société et les pouvoirs publics ?
Parler de rupture, c'est trop dire dans la situation présente. Car il existe toujours des canaux informels pour rétablir un dialogue de temps à autre et pour surmonter les obstacles qui entravent les pourparlers. Mais ceci doit inciter les pouvoirs publics à revoir leur copie pour répondre aux doléances de leurs administrés. Le pouvoir est actuellement rigide et bureaucratique. Son manque d'imagination est incontestable. Il est, cependant, appelé à affronter les problèmes existants. Un pouvoir politique ambitionne toujours de gérer paisiblement la société Sauf si l'instabilité sert ses intérêts. Je pense que le pouvoir politique algérien est, aujourd'hui, plus que jamais au défi de trouver des solutions. Il y va de l'intérêt et de la stabilité du pays.
Par quels moyens peut-on sortir de l'actuelle impasse ?
La première condition, et je dirai même la condition sine qua non, est l'existence d'une réelle volonté politique du pouvoir pour résoudre toutes les questions en suspens. Il faut également que ce pouvoir se donne les moyens matériels de résoudre les problèmes de la population. Enfin, il faut maintenir le dialogue avec la société. Discuter avec les populations contestataires qui peuvent avoir leurs propres solutions viables, créer des liens et accepter de discuter. Or si on persiste à camper sur ses positions, ceci indique clairement une mauvaise foi ou une fausse volonté de dialoguer. On peut citer l'exemple de la Kabylie dans ce contexte précis. Au début, le pouvoir politique n'a pas eu l'intelligence et la rapidité nécessaire pour régler le problème. Ensuite, il y a eu une manifeste volonté, de part et d'autre, de maintenir la situation avec toutes les interférences et les manuvres politiques qu'elles offraient aux uns et aux autres.
Et dans le cas de Tkout, dans les Aurès ?
En condamnant les manifestants de Tkout, dans les Aurès, le pouvoir a voulu donner un message bien précis. Il voulait montrer à la population que la justice peut et pourra sévir. Que la loi peut être appliquée dans toute sa rigueur, mais il ne faut pas se leurrer. Outre la manière dont il use pour gérer ce problème, il n'en demeure pas moins que le pouvoir est un peu secoué par ces mouvements et ces procédés qui lui rappellent son échec. Ces mouvements répétitifs ne peuvent être interprétés autrement que par la faillite de tous les dispositifs mis par l'Etat. Des assemblées populaires communales (APC) aux assemblées de wilaya (APW) en passant par les daïras, c'est une faillite avérée. Ces institutions sont aujourd'hui impuissantes face aux problèmes posés par leurs gouvernés. Le recours de plus en plus fréquent à ce genre de procédé indique tout bonnement que tout le système a fait faillite. Le pouvoir est dans une position très inconfortable. Ce qui explique, du coup, son recours à la justice. Sa volonté de montrer à ses gouvernés la sanction possible.
Si tout le système bâti par l'Etat est en faillite, quelles issues possibles à cette situation ?
Ce n'est pas l'impasse mais il est temps de tirer la sonnette d'alarme sans être pour autant traité d'alarmiste. L'Etat doit impérativement mettre en place de nouvelles institutions médiatiques. Des médiateurs pour établir un lien entre les acteurs sociaux, la société et les pouvoirs publics. Veiller à ce que le lien gouverneurs-gouvernés ne rompt jamais, sinon on risque l'anarchie totale ou un soulèvement populaire dont les conséquences sont indéterminées. Je crois que c'est le moment opportun pour mettre en place des mécanismes nouveaux, crédibles pour remédier à la faillite des institutions existantes.
Entretien réalisé par Ghada Hamrouche
« Les manifestations de rue traduisent la faillite du système »
Kamel Bouguessa est juriste et sociologue à l'Université d'Alger. Il est notamment l'auteur de Mémoire meurtrie de la société algérienne, Aux sources du nationalisme algérien et Les pionniers du populisme révolutionnaire en marche.
Le Matin : Nous assistons ces dernières années à un nouveau phénomène, celui du recours à la rue pour régler toutes sortes de problèmes de la société. Comment expliquez-vous cette orientation ?
Kamel Bouguessa : Le phénomène n'est pas nouveau, en fait. C'est son ampleur qui a pris une très grande importance. Le recours à la rue est devenu une pratique systématique pour les citoyens pour exprimer leur mécontentement afin de forcer les institutions de l'Etat à régler rapidement les problèmes en suspens. D'un point de vue strictement juridique, ces actes sont naturellement réprimés par la loi. D'un point de vue sociologique, nous essayerons d'analyser ce phénomène selon les données en notre possession. Comme nous l'avons constaté dans les différents comptes rendus de presse, c'est un réel phénomène d'entraînement. La majorité des communes, dechra et cités de nos villes recourent à la manifestation publique dès qu'un problème n'est pas résolu. La population des agglomérations en question descend à la rue après avoir constaté que sa prise de contact avec les représentants des pouvoirs publics n'a pas abouti. Ce constat entraîne un énervement collectif qui conduit aux manifestations de rue, notamment le blocage des routes et l'occupation et la dégradation des institutions responsabilisées du blocage. Ce recours est bien entendu intolérable car ce ne sont certainement pas les pouvoirs publics qui sont sanctionnés mais les citoyens. Nul ne peut ignorer les retombées économiques directes ou indirectes dues au blocage des routes. Mais en même temps, ce phénomène traduit la défaillance des institutions de l'Etat qui n'arrivent pas à trouver la parade pour débloquer la situation et régler les problèmes, comme le stipulent les lois de la République. Il est clair aujourd'hui que ces institution ne fonctionnent plus.
Cela veut-il dire que les citoyens n'ont plus d'autres moyens d'expression que le recours à la rue ?
Evidemment. Les citoyens s'impatientent, s'attroupent et manifestent leur colère. Ceci prouve qu'ils sont arrivés à la limite de leur patience. Ils désirent voir leurs problèmes réglés. Ces manifestations de rue ont souvent mené à des émeutes. Le danger réside dans ces stades franchis de la colère sans que l'on apporte le moindre remède. La manifestation conduit à une émeute et l'émeute mène à un soulèvement. Vous n'êtes pas sans savoir que les révolutions commencent toujours par des soulèvements ponctuels qui se généralisent par la suite.
Si ces situations de blocage perdurent, comme en Amérique latine, il faut s'attendre au pire. A l'exception de la Kabylie, où les manifestations sont empreintes d'une certaine manipulation politique, ce n'est pas le cas dans les autres régions du pays.
Ne pensez-vous pas justement que le bras de fer pouvoir- mouvement des aârouch en Kabylie ou le mouvement citoyen des Aurès traduit une rupture de dialogue entre la société et les pouvoirs publics ?
Parler de rupture, c'est trop dire dans la situation présente. Car il existe toujours des canaux informels pour rétablir un dialogue de temps à autre et pour surmonter les obstacles qui entravent les pourparlers. Mais ceci doit inciter les pouvoirs publics à revoir leur copie pour répondre aux doléances de leurs administrés. Le pouvoir est actuellement rigide et bureaucratique. Son manque d'imagination est incontestable. Il est, cependant, appelé à affronter les problèmes existants. Un pouvoir politique ambitionne toujours de gérer paisiblement la société Sauf si l'instabilité sert ses intérêts. Je pense que le pouvoir politique algérien est, aujourd'hui, plus que jamais au défi de trouver des solutions. Il y va de l'intérêt et de la stabilité du pays.
Par quels moyens peut-on sortir de l'actuelle impasse ?
La première condition, et je dirai même la condition sine qua non, est l'existence d'une réelle volonté politique du pouvoir pour résoudre toutes les questions en suspens. Il faut également que ce pouvoir se donne les moyens matériels de résoudre les problèmes de la population. Enfin, il faut maintenir le dialogue avec la société. Discuter avec les populations contestataires qui peuvent avoir leurs propres solutions viables, créer des liens et accepter de discuter. Or si on persiste à camper sur ses positions, ceci indique clairement une mauvaise foi ou une fausse volonté de dialoguer. On peut citer l'exemple de la Kabylie dans ce contexte précis. Au début, le pouvoir politique n'a pas eu l'intelligence et la rapidité nécessaire pour régler le problème. Ensuite, il y a eu une manifeste volonté, de part et d'autre, de maintenir la situation avec toutes les interférences et les manuvres politiques qu'elles offraient aux uns et aux autres.
Et dans le cas de Tkout, dans les Aurès ?
En condamnant les manifestants de Tkout, dans les Aurès, le pouvoir a voulu donner un message bien précis. Il voulait montrer à la population que la justice peut et pourra sévir. Que la loi peut être appliquée dans toute sa rigueur, mais il ne faut pas se leurrer. Outre la manière dont il use pour gérer ce problème, il n'en demeure pas moins que le pouvoir est un peu secoué par ces mouvements et ces procédés qui lui rappellent son échec. Ces mouvements répétitifs ne peuvent être interprétés autrement que par la faillite de tous les dispositifs mis par l'Etat. Des assemblées populaires communales (APC) aux assemblées de wilaya (APW) en passant par les daïras, c'est une faillite avérée. Ces institutions sont aujourd'hui impuissantes face aux problèmes posés par leurs gouvernés. Le recours de plus en plus fréquent à ce genre de procédé indique tout bonnement que tout le système a fait faillite. Le pouvoir est dans une position très inconfortable. Ce qui explique, du coup, son recours à la justice. Sa volonté de montrer à ses gouvernés la sanction possible.
Si tout le système bâti par l'Etat est en faillite, quelles issues possibles à cette situation ?
Ce n'est pas l'impasse mais il est temps de tirer la sonnette d'alarme sans être pour autant traité d'alarmiste. L'Etat doit impérativement mettre en place de nouvelles institutions médiatiques. Des médiateurs pour établir un lien entre les acteurs sociaux, la société et les pouvoirs publics. Veiller à ce que le lien gouverneurs-gouvernés ne rompt jamais, sinon on risque l'anarchie totale ou un soulèvement populaire dont les conséquences sont indéterminées. Je crois que c'est le moment opportun pour mettre en place des mécanismes nouveaux, crédibles pour remédier à la faillite des institutions existantes.
Entretien réalisé par Ghada Hamrouche
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