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Virus au sein de l’administration algérienne : La « bureaucratite »

mardi 3 août 2004, par Hassiba

Si l’on admet que la bonne administration est celle qui passe inaperçue et dont on ne parle pas, alors, il faut reconnaître que le travail administratif mérite une attention urgente.

Tout d’abord, c’est par opposition au travail de production que se définit le plus concrètement le travail administratif. Le temps pour administrer est souvent perçu comme une (perte) amputation du temps pour produire. Le papier appelle le papier, l’écriture est autogénératrice d’écriture. Et le papier devient un objet concret auquel l’employé (pas encore le bureaucrate) accorde une fin propre qui lui sert d’ersatz de matérialité. La première vision que l’on a de l’administration est celle d’une machine fonctionnant inexorablement selon les règles rigoureuses. Les travaux comptables, qui sont sans doute les travaux administratifs les plus anciens et les plus précis, ont pu conduire à cette interprétation. La défaillance et l’irrationalité humaine sont éliminées grâce au respect des consignes et des règlements. Le travail administratif consiste à appliquer à chaque cas la procédure prévue. Cette vision ancienne qui conduit à une administration figée, incapable d’adaptation, doit être dépassée. Lorsque l’administration atteint des dimensions suffisantes, ses caractéristiques propres et le type de relation qu’elle offre la conduisent presèqu’inévitablement vers la caricature d’elle-même qu’est la bureaucratie.

Du point de vue qui nous intéresse ici, le fonctionnement bureaucratique se manifeste par : L’imprécision générale des tâches administratives permet cette boursouflure. Elle trouve principalement sa cause dans l’absorption d’énergie par le dispositif administratif. L’énergie interne consommée par l’administration est tout à la fois une nécessité structurelle et une nécessité impérative conjoncturelle renouvelée. Elle est pour une part absorbée à vaincre les frottements et les résistances au bon déroulement du processus mécanique. Elle est donc d’autant plus élevée que les organes sont nombreux. En termes de structure, on peut dire qu’elle croît avec la distance de l’élément unitaire de responsabilité à l’ensemble du système (nombre de niveaux et étendue hiérarchique). Pour une autre part, elle répond à un besoin de sécurité. Par les relations avec les autres, par la multiplication des intermédiaires et des contrôles, l’employé en phase de devenir bureaucrate se construit un monde « étanche où il n’a rien à redouter ». Le bureaucrate en voie de finition se crée un univers terne où les variations d’espace et de temps sont sans influence sur son activité. L’attachement à la règle, à la procédure, toutes deux arbitrairement et discrétionnairement établies pour lui (les délais de réaction, les horaires de bureau, la facilité de durcir ces règles et procédures pour les autres), est d’une plus grande sécurité pour lui. L’aboutissement en est le respect par lui et par autrui de la règle pour elle-même. Le travail du bureaucrate (maintenant accompli) se définit par rapport aux autres bureaucrates. Leurs attributions peuvent toujours être déplacées et venir en conflit avec celles des collègues. Placé dans une telle situation, le bureaucrate compense son irresponsabilité par l’exercice tatillon de la puissance et de la nuisance que peut lui procurer son rôle sur les personnes qui ont besoin de son service pour lequel il est rémunéré. L’administration devient la bureaucratie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire le pouvoir diffus dans les bureaux. Une maladie plus grave menace alors l’administration lorsqu’un groupe de bureaucrates prend conscience du pouvoir qu’il détient ainsi et s’érige en « directeur de l’administration ». Si le pouvoir de ce groupe n’atteint que rarement les plus hauts niveaux, il usurpe très souvent des pouvoirs hiérarchiques assez élevés dans l’administration. Cette usurpation est facilitée par la faiblesse de l’administration et par la force du clan des bureaucrates.

Le groupe bureaucratique
Le travail de groupe bureaucratique constitue la gestion du comité sous son pire aspect. Ses prises de décisions dites « collectives » sont nées d’un besoin de se conformer, d’adopter les idées reçues et d’éviter les discussions sérieuses. Cette tendance l’emporte surtout lorsqu’une atmosphère douillette, un loyalisme réciproque, un esprit d’équipe sont si précieux pour les membres qu’ils tombent aisément d’accord entre eux. Questionner de trop près un autre membre peut violer les normes tacites, contredire ouvertement et risque même d’être considéré comme une attaque personnelle envers les valeurs du groupe. Ainsi, ceux qui doutent gardent-ils le silence, qui est pris comme un assentiment, et l’assentiment de chacun renforce la confiance de tous les autres en la sagesse de cette pensée « commune ». Le groupe risque d’être encore plus étroitement uni en temps de crise, moment où précisément des jugements tranchants, indépendants et même divergents seraient les plus nécessaires. Dans une administration, la priorité est donnée à la structure au détriment de l’organisation. Cette priorité conduit à la bureaucratie et au formalisme à l’excès de rationalisation « irrationnelle » qui nuisent aux sollicitations ponctuelles. En vérité, l’administration répond mal à la demande du « client » là où l’entreprise sait normalement s’adapter à une telle situation. Partout, l’administration a l’obligation de s’adapter à son environnement pour survivre. Paradoxalement, en Algérie, c’est l’environnement qui a l’obligation de s’adapter à l’administration. Il s’adapte sur injonction bureaucratique autoritaire de celle-ci. En d’autres termes, l’administration se fige et fige avec elle par décret tout ce qui bouge autour d’elle. Si ailleurs, l’administration justifie sa survie par son utilité à la société, ici, c’est à la société de prouver son existence pour permettre à l’administration de survivre et de prospérer.

Par quel décret un bureaucrate s’octroie-t-il un délai de quatre mois pour répondre à une demande qui nécessite au plus une demiheure puisque l’issue finale est négative selon le jugement a priori de ce bureaucrate ? Même les idées nobles des autres sont revêtues de vices cachés bureaucratiques, alors que son collègue d’une autre administration se voit « déranger » par ce même contribuable qui avant de finir sa phrase se voit lui indiquer la porte de sortie « pour le laisser travailler ». N’est-ce pas la forme la plus sophistiquée d’un manque de respect ? De tels comportements irrévérencieux révèlent son manque d’éducation manifeste et n’existent croyons-nous, que dans les pays arriérés où les règles les plus élémentaires de civilité sont ignorées par le pouvoir diffus des bureaux. Pour être servi (et encore ce mot est trop fort), il faut faire montre de signes extérieurs de douceur ou de méchanceté. Un tel bureaucrate a atteint par son geste un haut degré d’impéritie, oublie les finalités de son employeur et se soumet servilement à la pesanteur de la structure au lieu de privilégier les fins de son administration même si la structure en place est, en fait, ponctuellement prise en défaut. La bureaucratie aliène l’initiative et éloigne la perception des fins. L’administration ailleurs qu’ici développe l’action et la responsabilité au risque d’innovations imprévues alors que l’administration ici qu’ailleurs développe l’inaction et l’irresponsabilité au risque d’innovations frustratrices imprévues. De là, la bureaucratie doit être comprise comme une tendance à former une entité autour d’une idéologie (bureaucratique) commune à ses adèptes, coupée volontairement du milieu ambiant auquel en principe elle appartient, se développe dans des proportions inverses à la satisfaction des administrés. Cela n’est point une critique, parce que l’administration fonctionne comme un système fermé (1) qui ignore la rétroaction de ses effets et méfaits sur ses administrés. On dira qu’elle appartient à un système complexe non trivial du fait que son comportement n’est pas du tout prédictible malgré l’usage abusif des procédures, des normes, des règlements érigés en dogmes quasi religieux qui la régissent. Les instruments de pilotage et de régulation sont sans effet et inoffensifs sur son fonctionnement interne. D’où sa désobéissance et sa rébellion à la logique de fonctionnement d’un système où théoriquement et même dans la pratique les intrants (input), la transformation (throughout) et les extrants (output), ce qui équivaut pour une entreprise industrielle par exemple à la matière première, la transformation et le produit fini, dans l’administration, les intrants correspondent à la demande du public, la transformation correspond à l’agitation interne de l’administration sans qu’il y ait d’extrants (résultats) parce que recevoir une réponse de l’administration équivaut à une transaction, c’est-à-dire à un dialogue, or, l’administration refuse le dialogue cette vertu des administrations modernes, mais donne des ordres. Attendre une réponse de l’administration à une doléance, c’est faire preuve de naïveté primaire, c’est attendre du triangle des Bermudes qu’il restitue ses naufragés, c’est ressembler à ce campagnard de Montaigne qui attend pour passer le fleuve que l’eau soit écoulée, cependant, le fleuve coule et coulera éternellement. Dans cette obscure clarté pour reprendre l’oxymoron de Corneille, les employés de bureau ne dépendent pas directement de leurs chefs supérieurs, parce que protégés par les chefs intermédiaires, tandis que les chefs intermédiaires sont protégés à la fois de leurs subordonnés à l’égard desquels ils ne sont pas responsables et de leurs chefs supérieurs qui n’ont pas les moyens de les contrôler. Quant aux chefs supérieurs, ceux-ci ne prennent aucun risque et ne sont responsables de rien.

Ce qui révèle au grand jour au moindre observateur extérieur l’inanité de la division du travail administratif où théoriquement ceux qui pensent, ne pensent à rien car débarrassés des soucis d’ici bas et dépourvus de vision stratégique.
Tandis que ceux qui font, ne font rien non plus, car, atteints d’une maladie appelée la « bureaucratite » alors que ceux situés à l’échelon intermédiaire, c’est-à-dire les cols blancs, ceux-ci sont plutôt atteints d’un virus laxiste, leur principale préoccupation et non des moindres est de plaire à ceux d’en haut et à ceux d’en bas en jouant aux funambules pour ménager la chèvre et le chou. Réclamer un droit (une réponse à un courrier), c’est prendre le risque de se mettre sur le dos toute cette cohorte de bureaucrates qui tournoient autour de vous pour vous donner l’impression qu’ils sont nombreux et qui rivalisent de zèle pour tenir des propos conformistes et insignifiants, allant dans le sens souhaité, avec une ardeur de commande (mais qui leur manque cependant dans le travail) qui les rend plutôt ridicules aux yeux de quelqu’un qui n’est pas de la famille des bureaucrates et qui garde la spontanéité de ses facultés non robotisées.

Conclusion
Mais pourquoi alors les administrés se comportent-ils correctement et même aimablement envers les bureaucrates en dépit des mauvais traitements qu’ils subissent dans les administrations ? Lisez Pavlov et vous aurez une réponse convaincante. Il semble que lorsque le système nerveux subit une pression continuelle et prolongée, ce qui se passe exactement dans les administrations, deux changements se produisent toujours : - L’ordinateur du cerveau ne fonctionne plus et on devient beaucoup plus sensible à toute suggestion extérieure, en abandonnant tout sens critique.
 Les phases paradoxale et ultraparadoxale de l’activité cérébrale se mettent en branle et le cerveau engage une sorte de marche arrière pour ainsi dire. Quand le cerveau fonctionnera à rebours, on commence alors à aimer ceux qui nous font du mal et à haïr ceux qui nous font du bien.

Par Mouloud Moulkaf
DGS/ACT Sonatrach siège Hydra, El Watan

 (1) Le système est défini comme étant un ensemble d’éléments indépendants, organisés en vue d’atteindre un but. Dans le domaine économique, social... il se teintera d’une marque péjorative : une grosse machine engagée dans un processus lent, inefficace, statique et surtout hégémonique. Ce qui sied le plus exactement à l’administration algérienne.