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Tkout : on nie la torture

dimanche 30 mai 2004, par Hassiba

Les notables, les autorités locales, les services de sécurité ainsi qu’une association démentent
formellement les dizaines de témoignages de jeunes qui affirment avoir été maltraités. Et pourtant...

Samir a à peine 15 ans. Lui a la frousse de témoigner à visage découvert devant les journalistes. Dans un appartement de Tkout, une petite commune nichée dans les montagnes des Aurès, et dans un total anonymat qu’il exige, il accepte finalement de livrer son témoignage. Celui d’un supplicié qui a connu le calvaire le temps d’une funeste soirée du mois de mai 2004. Samir a été tabassé physiquement et humilié psychologiquement par une bande de gendarmes qui se sont crus autorisés à tous les excès. “À moitié nu, ils m’ont mis à genoux. Les mains derrière la tête, face au mur. Je suis resté ainsi pendant des heures”, affirme-t-il. Et pendant des heures, il subit des sévices. Coups de poing, coups de pied, insultes et brimades. Jusqu’à ce qu’il soit libéré aux environs de minuit. Le cas de Samir n’est pas isolé. Ils sont en fait près d’une quarantaine à avoir été torturés de la même façon durant la même soirée au siège de la gendarmerie de Tkout. Les témoignages sont écœurants. Rendus publics par voie de presse, ils deviennent gênants pour les autorités algériennes. Des gendarmes coupables de tortures ? De jeunes Algériens victimes de sévices corporels ? Cela devient une affaire tellement embarrassante que la Gendarmerie nationale se fend d’un communiqué pour nier en bloc les accusations de torture et bien entendu tenter de circonscrire le feu. Bref, une affaire fâcheuse au point que le Chef du gouvernement monte au créneau devant les sénateurs pour d’abord démentir les faits, ensuite annoncer la constitution d’une commission d’enquête. Que s’est-il passé réellement à Tkout ? Pourquoi la gendarmerie nie-t-elle l’évidence ? Pourquoi les autorités locales réfutent les témoignages en faisant, au passage, le procès de la presse ?

Interrogatoires brutaux

C’est l’assassinat du jeune Chouaïb Argabi par un membre de la garde communale qui déclenche le soulèvement des jeunes à Taghit. La riposte des forces de l’ordre a été brutale. Elle a duré 3 jours. Vendredi 7 mai, les gendarmes dépêchés en renfort embarquent les contestataires dans des fourgons, direction le siège de la brigade à Tkout. Durant toute la soirée, la répression s’abat sur la ville. Les brigades d’intervention interpellent des jeunes à tour de bras avant de les conduire à coups de pied dans la bâtisse. C’est ici, dans ce bâtiment, que les gendarmes vont brutaliser pendant plusieurs heures les personnes interpellées. Selon les témoignages recueillis sur place, les sévices infligés aux victimes sont l’œuvre de gendarmes, vêtus de casques antiémeutes et venus de l’extérieur, c’est-à-dire des hommes dépêchés des autres localités de la région. Les victimes sont alignées dans les couloirs, les bureaux et dans une cellule.

Systématiquement, les jeunes sont déshabillés, délestés de leurs ceintures et de leurs chaussures. Ils doivent s’agenouiller, les mains derrière la tête et rester ainsi pendant des heures. Les interrogatoires sont brutaux. Les coups pleuvent au niveau des pieds, des bras et du dos. Les gendarmes veulent à tout prix obtenir des renseignements sur le délégué Salim Yezza, le leader du mouvement de contestation à Tkout. Pour ce faire, ils utilisent différents moyens. Insultes, gifles, coups de matraque et grossièretés. Samir a fait les frais de ces brutalités. “Ils m’ont dit : “Nous allons vous sodomiser. Ce soir, vous sortirez d’ici à poil”. Ils ont traité mon père et ma mère de tous les noms”, raconte-t-il. Samir n’a pas eu droit au supplice de la tenaille, mais Ali l’a subi. Coincé dans un couloir, il est roué de coups. Un gendarme se dirige vers lui avec une pince : “Je vais t’arracher ta peau”, lui dit-il. Heureusement, il ne passe pas à l’acte. Un de ses collègues intervient pour le dissuader. La panoplie des pratiques des tortionnaires ne s’arrête pas là. Parmi ceux qui mènent les interrogatoires, certains “raffinent”. Pour obtenir des informations, ils s’attaquent aux parties génitales. Les témoignages recueillis sont formels.

Des communiqués qui n’arrêtent pas le feu

Le supplice dure toute la soirée. Les victimes regagnent leur domicile. Et ceux qui fuient la répression se cachent soit dans les maquis ou dans quelques autres villes du pays. Quelques jours après, les langues se délient. Les témoignages faisant état de tortures paraissaient régulièrement dans la presse durant la semaine dernière.
De toute évidence, et comme il fallait s’y attendre, le commandement de la gendarmerie nationale rend public un communiqué dans lequel il réfute les “accusations” qualifiées de “gravissimes contre les gendarmes faisant état de pratiques immorales, de sévices et d’atteintes à la dignité humaine et ce, à la suite des événements qu’a connus la région de Tkout dans la wilaya de Batna”. Il est indiqué que suite à une enquête judiciaire, “28 personnes ont été interpellées et placées en garde à vue. Avant leur présentation devant la justice, elles ont été soumises à une visite médicale conformément à la loi”. Il est probable que tel a été le cas avec les personnes déférées devant la justice, dont une partie a été jugée lundi dernier alors que les autres attendent toujours leur jugement. Cependant, il est difficile de nier les faits survenus dans l’enceinte de la brigade durant les interpellations. Les témoins interrogés sur place à Tkout sont formels : ils ont subi des sévices corporels et psychologiques avant d’être relâchés. Les faits ont été rapportés au substitut du procureur d’Arris. Tout aussi formelle, l’affirmation de l’inexistence d’une visite médicale, avant et après les interpellations des jeunes tabassés dans le siège de la brigade.

En effet, suite à l’enquête diligentée par le ministère de la Justice, le tribunal d’Arris convoque 9 personnes pour audition durant la journée du jeudi 27 mai. Parmi ceux qui ont répondu à la convocation, Ali, Samir et Kamel. Face au substitut du procureur, ils ont tout raconté. Mais comme pour enterrer très vite le scandale, le parquet général de Batna rend public un communiqué vendredi 28 dans la matinée. Soit moins d’une journée après les auditions. Ses conclusions sont prévisibles : il n’y a pas eu de torture. “Il ressort de l’audition par le parquet de la République près le tribunal d’Arris des 9 personnes interpellées puis libérées par la brigade de Gendarmerie nationale et ce, après l’établissement de leur implication dans lesdits événements, qu’en aucun cas elles n’ont fait l’objet d’une quelconque torture”, lit-on dans le document envoyé à la presse. Si ce n’est pas de la torture morale et physique que ces jeunes ont subie, comment pourrait-on alors qualifier ces pratiques dégradantes dont ils ont fait l’objet ?

C’est qu’entre les autorités civiles et militaires ainsi que les instances élues locales, en passant par une obscure coordination du mouvement citoyen des Aurès, il existe un modus vivendi pour tuer l’affaire dans l’œuf. Une sorte de conspiration par le silence.

Un silence complice

La mairie de Tkout, l’organisation des moudjahidine et quelques notabilités locales participent à cette tentative de mettre des scellés à cette affaire. Dans un communiqué rendu public vendredi, cette “coalition” affirme que ces jeunes n’ont subi aucun sévice et qu’il ne s’agit en aucun cas de mineurs.

Le communiqué s’en prend au passage aux jeunes de Tkout, assimilés à des provocateurs, qui contestent depuis des mois la gestion de l’APC. Le siège de cette dernière a été à maintes fois pris d’assaut par les citoyens. Et c’est ce qui explique cette sortie du maire et des sous-traitants du régime. Confronté à une protesta larvée, le premier élu de la commune et sa petite clientèle joue donc sur les deux registres. D’abord nier les actes de torture pour être dans les bonnes grâces du pouvoir et surtout profiter du vent de la répression et du climat de peur et de suspicion qui règne sur la ville pour en finir avec le mouvement de contestation qui donne des cauchemars aux élus locaux.
Quid de l’attitude des gendarmes présents aujourd’hui à Tkout ? Une pression sournoise mais continue s’exerce au quotidien sur les jeunes suppliciés afin de les amener ou à renier leurs témoignages, ou à éviter de rencontrer les journalistes. Convoqués verbalement dans la rue par des gendarmes, des jeunes refusent de se rendre à la brigade. “La première fois que j’y ai mis les pieds, c’est pour subir la torture. Je ne rentrerai pas dans cette bâtisse qui sent la peur et le dégoût”, affirme Ali. Lui et ses camarades de Tkout ne sont pas près d’oublier ces interminables heures passées à encaisser les coups. Les coups sur le corps et les blessures dans l’âme. Eux qui ont tout subi ne savent pas mettre les mots qu’il faut pour qualifier leur martyre. Cela s’appelle la torture. Et il faut le dire. Clairement.

Par Farid Alilat, Liberté