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Retour sur les premiers maquis du FLN
samedi 23 octobre 2004, par
Arris, Ichemoul, Ouled Moussa, Khengat Lahdada, T’kout, Tighanimine. Des lieux qui ponctuent l’histoire tumultueuse de la guerre de libération en terre chaouie. Dans les Aurès, le 1er Novembre n’est pas une date folklorique, c’est du quotidien.
Retour sur l’un des hauts lieux de la guerre d’Algérie, ces fières montagnes dont le relief est une topographie de la mémoire....
Dans cette maison du village de Ouled Moussa, Mostefa Ben Boulaïd a procédé à l’organisation des groupes du premier bataillon et distribué les armes aux premiers moudjahidine qui étaient au nombre de 350 hommes. Après avoir donné ses instructions, les groupes se sont ébranlés pour mener de vastes offensives contre les différentes positions de l’ennemi et ses cantonnements, à 1h du matin, le 1er novembre 1954. C’est ainsi que s’est déclenchée la grande révolution libératrice.”
La plaque date de 1968. Le village est désert en ce vendredi matin 1er octobre 2004. Cinquante-trois ans et onze mois se sont écoulés depuis cette réunion légendaire. Un musée et une stèle ont poussé sur les lieux où Ben Boulaïd avait distribué 350 pièces d’armes pour déclencher le 1er Novembre dans les Aurès. Le musée est fermé.
Il est flambant neuf, construit avec de la pierre taillée et du bois noble. Bouteflika l’a inauguré le 10 octobre 2003. La stèle qui se trouve derrière le musée, dressée sur une belle esplanade regardant la montagne en face, est déjà effondrée. Une tempête a fait voler les pierres, et avec elles les plaques commémoratives rendant hommage au noyau dur formé autour de Si Mostefa, les Adjel Ladjoul, Mostefa Boucetta, Bachir Chihani, Meddour Azoui ou encore Abbès Laghrour.
Alentour de vieilles maisons traditionnelles et des figuiers de Barbarie. Les maisons ont été restaurées et font office, elles aussi, de musée vivant. C’est ici que les moudjahidine se réunissaient autour de leur chef. Ils appartenaient à la famille Benchaïba.
La “dechra” de Ouled Moussa se trouve à mi-chemin entre Arris et Ichemoul. Nous sommes à une soixantaine de kilomètres au sud de Batna, une zone totalement berbérophone. Le climat est rude et respire la fraîcheur de la montagne. Dans le hameau vivent encore quelques familles. Toutes ont fait la guerre, à l’instar de ce vieux qui vient à notre rencontre. Il s’appelle Ben Nadji Mohamed Chafï. Âgé de 65 ans, il avait à peine 15 ans à l’époque. Pourtant, il s’engage très tôt dans la guerre d’indépendance. “J’étais chargé de l’approvisionnement. On se procurait toutes sortes de denrées et on les transportait à dos de mulet jusqu’au maquis”, dit-il. El Hadj Ben Nadji se rappelle le houleux débarquement de l’armée française dans son village, paniquée par les premiers assauts des commandos de Ben Boulaïd : “Huit jours après le déclenchement de la révolution, nous avons été déportés vers Arris où nous sommes restés une année. Tout le village a été vidé de ses habitants. Ensuite, nous avons été déplacés vers El-Hadjadj, puis vers Ichemoul. Et en 1958, je suis enfin revenu ici et je n’ai plus quitté ma région.”
Même si le douar de Ouled Moussa revêt un certain prestige vu qu’il servait de QG à la direction de la révolution dans les Aurès, il n’est pas un pan de cette terre qui ne soit gorgé d’histoire. Relief montagneux aux chemins sinueux, boisé d’une forêt dense et parsemé de grottes et de crêtes inexpugnables, les Aurès sont le maquis idéal.
Tout au long de la route tortueuse menant de Batna vers Arris et T’kout, une succession de plaques consignant telle ou telle opération des moudjahidine ponctuent le trajet. Et la machine du souvenir de se déclencher automatiquement même pour celui qui n’a pas vécu la guerre. Ici, le 1er Novembre est loin d’être une date scolaire enrobée de démagogie patriotarde. C’est plutôt un déchaînement de blessures, de séquelles, d’humiliations, de tortures, d’expropriations, de déportations, de bombardements au napalm et autres traumatismes indélébiles. Chaque homme, chaque femme, chaque maison, chaque verger sont un document vivant. Ici, le 1er Novembre, c’est du quotidien. Il n’est pas un seul Chaoui que nous ayons abordé qui ne nous ait révélé une histoire personnelle avec la guerre : un parent tué, une mère blessée, des martyrs en série, des terres brûlées, des voisins arrêtés, tel proche devenu fou... Ici l’histoire est plaquée à la géographie et le relief, une topographie de la mémoire.
À Batna, un buste magnifique à l’effigie de Ben Boulaïd domine l’une des places principales de la ville. À Arris, le même buste est reproduit avec fidélité. Dans les cafés, les boutiques, les salons de coiffure, les taxiphones, des posters à l’effigie du chef historique, posant avec sa moustache fière et le tarbouche altier de pacha rebelle. Même les plus jeunes y croient encore. On ne badine pas avec les héros.
Les récits colportés par le peuple rendent la chronique de la guerre d’une troublante actualité. Et dépoussièrent étrangement les icônes figées et folklorisées par toutes les hagiographies officielles et artificielles avec lesquelles on nous a rebattu les oreilles pour les restituer dans leur humanité. Ainsi, à Arris, le fief de Ben Boulaïd, tous les habitants d’un certain âge se souviennent de lui avant tout comme d’un voisin, voire un parent plutôt qu’un simple... historique.
À l’école du nationalisme
Mohamed Athamna, 68 ans, est une figure très respectée à Arris. Il avait 18 ans en 1954 et a rejoint le maquis très tôt dès janvier 1955, avant de devenir cadre de l’ALN. Menant une vie très simple, retranché dans une vieille maison coloniale, le seul bien dont il a hérité, il n’a pas très envie de parler de la guerre, sentiment qu’il partage avec bon nombre de moudjahidine que nous avons rencontrés, déçus qu’ils sont par toutes les surenchères qui ont souillé une histoire qu’ils croyaient à l’abri de la manipulation et de la perfidie.
D’entrée, il nous prévient avec son franc-parler incisif qui tranche avec son air débonnaire : “Il est des choses qui doivent rester secrètes et que nous devons garder pour nous. J’ose espérer que nous avons accompli notre mission avec abnégation et dignité, et je souhaite mourir propre et honnête, sans entrer dans des querelles inutiles. Mes secrets, je préfère les emporter dans ma tombe.”
Il serait utile d’essayer de comprendre l’émergence de l’esprit nationaliste chez les jeunes des années 1940 et 1950. Il est pour le moins singulier, en effet, que des garnements qui pourraient paraître trop jeunes pour porter une cause aussi lourde que la libération du pays eussent épousé prématurément le nationalisme.
“Jusqu’à la veille du déclenchement de la lutte armée, le mot “révolution” n’était jamais prononcé. Cependant, nous baignions dans l’esprit nationaliste. Je me rappelle qu’à la fin des années 1940, quand on voyait passer Si Mostefa Ben Boulaïd par la fenêtre de notre classe, nous étions tous en admiration devant lui. Nous nous levions spontanément et le maître ne disait rien. Il interrompait le cours naturellement pendant que nous suivions du regard le chef nationaliste”, se souvient l’ancien maquisard.
Mohamed Athamna a commencé à militer très jeune au sein d’une cellule idéologiquement affiliée au mouvement national. “J’activais dans une cellule qui comptait neuf membres. Aucun des membres ne connaissait les autres. Nous étions chacun en relation uniquement avec notre chef de cellule, qui s’appelait Smaïhi Lakhdar. Nous étions chargés de distribuer des tracts, d’écrire des slogans et des graffitis nationalistes sur les murs, du genre “Vive l’Algérie libre et indépendante !”, “Libérez Messali !” Nous étions imprégnés d’une culture anticolonialiste très marquée, même si nous ne savions pas quel chemin la lutte anticoloniale allait emprunter. On était préparés à l’idée de l’indépendance, mais on ne savait pas s’il y aurait la guerre ou pas. On voulait avoir notre indépendance comme l’Egypte.”
M. Athamna se remémore une anecdote toute particulière, et qui en dit long sur les frémissements de la résistance dans le cœur de ceux qui la portaient. Il avait tout juste 13 ans lorsqu’il fut chargé d’une mission pour le moins pimentée : “C’était en 1949. J’avais été chargé de tracer un graffiti sur l’un des murs de la ville. C’était en soi une épreuve. On m’a donné un pot de peinture blanche et un autre de peinture verte. A 23 h pile, je devais écrire : “Tahya El-Djazaer hourra wa moustaqila !” Ce que j’ai fait sans regarder ni à droite ni à gauche. Le lendemain, j’ai trouvé toute la ville encerclée par les gendarmes français qui ont été mobilisés en force avec des bergers allemands. Ils avaient arrêté un professeur, Messaoud Bellagoune, ainsi que deux autres militants nationalistes. Chaque fois qu’il y avait une action, c’est eux qui payaient. Ainsi, j’ai découvert que toute la ville avait été peinturlurée de slogans nationalistes. Il y en avait jusque sur les uniformes des gendarmes. Moi qui pensais que j’étais le seul à avoir été chargé de cette mission. C’est vous dire l’esprit de discipline et d’organisation qui régnait déjà à l’époque. On n’avait pas le droit de poser des questions. Quand il y avait une action à faire, on la faisait dans le secret le plus total sans discuter.”
Notre interlocuteur souligne que l’entrée dans le “nidham”, l’organisation, était assortie d’une enquête minutieuse. “J’ai été par la suite au lycée franco-musulman de Constantine en 1953. Il y avait des partisans des différents courants de l’époque, notamment des Oulémas, héritiers de Ben Badis. Mon choix était clair : c’était le MTLD. Et quand le CRUA fut créé, j’ai tout de suite adhéré à son programme d’action.”
Le Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action (CRUA) fut créé le 23 mars 1954 suite à la scission du MTLD entre messalistes et centralistes, à l’initiative des partisans de l’action armée, ceux qu’on appelait les “radicaux”, notamment les anciens de l’Organisation spéciale (OS). Ben Boulaïd faisait partie des irréductibles. C’était un dur. Dans les Aurès, d’aucuns gardent de lui l’image d’un farouche opposant à toute solution politique. Pour lui, les partis politiques, les élections, c’était du pipeau. Il prêchait partout que seule l’action armée constituait une issue honorable à la question algérienne. L’été 1954 verra des tractations intenses de la part du “Che” d’Arris pour préparer le terrain. Son enthousiasme le poussera jusqu’à aller voir Krim et lui proposer des armes pour achever de le convaincre. Une grande partie de sa fortune ira à l’acquisition d’une logistique conséquente pour croiser le fer avec la puissance coloniale. De fait, Mostefa Ben Boulaïd était riche. “Il possédait même une société de transports. L’administration coloniale lui a mis un concurrent, mais les gens boudaient les cars de ce dernier”, affirme Me Nacer Laggoune, un avocat de Batna, fils d’un ancien compagnon d’armes de Ben Boulaïd, le moudjahid Amar Belaggoune.
Un stratège nommé Ben Boulaïd
Me Nacer Laggoune est né le... 5 juillet 1962. Curieux destin. Il parle de la guerre comme s’il l’avait vécue. “Mon père me parlait tout le temps de cette époque”, confie-t-il. Aussi relate-t-il des faits fort significatifs sur la préparation de la population des Aurès à la lutte armée. “Ben Boulaïd était un sage doublé d’un fin stratège. Il a commencé très tôt à se procurer des armes. Il les achetait chez les Soufis qui les ramenaient de Libye, transportées dans des bâts. Les armes étaient enduites de graisse et cachées dans les vergers”, raconte Me Laggoune. À l’époque, la Libye était, en effet, un vaste marché de matériel de guerre. Les armes y étaient disponibles à profusion, laissées par les belligérants de la Seconde Guerre mondiale. C’est ce qui explique que les armes allemandes et américaines ont été abondamment utilisées par les maquisards du FLN-ALN.
Ben Boulaïd fera observer que beaucoup de baroud était gaspillé dans les fêtes de noces. “Alors, il a institué une amende : celui qui gaspille les munitions achète une arme”, relève Me Laggoune. Durant ses déplacements en France (avec de faux papiers), il exhortait les militants de la cause nationale à se préparer à rentrer au pays dès que le signal serait donné. “Mon père à l’époque travaillait en France. Il a reçu Ben Boulaïd, alors que celui-ci devait se rendre chez Messali pour demander son soutien à l’action armée. Il est revenu bredouille et a dit à mon père : “Préparez-vous à rentrer !” Il s’est mis à acheter du matériel pour la montagne : des pataugas, des vêtements pour l’hiver, des gourdes...” Entre-temps, il fera ériger par ses propres fonds une mosquée au cœur d’Arris qui servira de couverture aux réunions des militants nationalistes.
Peu de gens croyaient à la solution armée. Pourtant, dans les Aurès, on n’hésitera pas à suivre Ben Boulaïd. “Il appartenait au arch des Ouled Daoud, le plus grand de la région. Tout son arch est parti avec lui”, affirme un cadre de Batna. Mohamed Athamna précisera : “Les 131 tribus des Aurès ont toutes soutenu Si Mostefa.”
Ben Boulaïd parviendra même à rallier à sa cause les hors-la-loi retranchés dans la montagne, les Belkacem Grine, Ben Salem, Messaoud Zelmati, Aïssa El-Mekki, Hocine Berhayel. “Berhayel était le chef des bandits. Il devait assassiner Ben Boulaïd et finira par lui prêter allégeance, ébloui par sa personnalité, mettant tous les autres bandits à son service”, affirme Mohamed Athamna. Le bandit d’honneur Belgacem Grine sera d’ailleurs l’un des tout premiers martyrs de la guerre d’indépendance. “Il avait combattu une journée entière en compagnie de 13 moudjahidine. Ils ont tous été décimés par l’aviation coloniale. Néanmoins, ils ont fait 53 victimes parmi les soldats français, entre morts et blessés. C’était le 28 novembre 1954.” Amar Bekhouche est un ami de longue date de Mohamed Athamna. Il a pris les armes dès le 1er novembre. Il s’engagera en qualité d’infirmier, son métier de toujours, lui qui a fait ses classes dans la Croix-Rouge internationale. Il est probablement l’un des tout premiers infirmiers de la révolution.
Il avait 25 ans en 1954. “J’étais infirmier dans l’armée française et j’avais servi dans la guerre d’Indochine. J’ai ramassé beaucoup d’argent. Je suis rentré au pays en 1953. J’avais un compte bien garni. J’ai donné toutes mes économies à la révolution, soit 700 000 anciens francs. J’étais infirmier à l’hôpital d’Arris quand la révolution a été déclenchée. J’ai pris une arme ainsi qu’un lot de médicaments et j’ai rejoint le maquis. Je ne me suis pas posé de questions : dans mon esprit, il était clair que la lutte armée était la seule issue.” Amar Bekhouche a une cicatrice à la poitrine qu’il arbore fièrement comme une médaille militaire : “J’ai été blessé sept fois, mais la plus dure, c’était en 1956. J’avais reçu des éclats d’obus.” Après l’indépendance, Amar Bekhouche est devenu simple infirmier à N’gaous où il est resté jusqu’à la retraite. Quand le pays a été de nouveau en proie au terrorisme, il n’a pas hésité à sortir son fusil du placard. “J’étais chef des Patriotes des Aurès jusqu’en 1998”, dit-il. Franc-tireur et fort affable, Amar Bekhouche parle avec le cœur et dit les choses franco.
Aujourd’hui que tout le monde se fait passer pour un premier-novembriste autoproclamé, il tient à remettre les pendules à l’heure : “Tout le monde dit ana oua ana. La vérité est que la révolution algérienne avait deux mamelles : les Aurès et la Kabylie.” Il nous rappelle à juste titre cette réflexion de Harbi dans ses mémoires politiques : “Les Aurès et la Kabylie étaient dans notre imagination les lieux d’où jaillirait l’étincelle. On rêvait du moment où, des montagnes, descendraient les patriotes armés et se réveillerait notre Algérie. Nous baignions dans l’anticipation lyrique. Tout était pour nous un signe annonciateur du grand jour.” (In Une vie debout, Casbah éditions, 2001, p 94).
Comme tous les maquis de l’ALN, les Aurès vont manquer d’armes, et les aides tardent à venir du Caire. Ben Boulaïd entreprend un voyage vers l’Egypte pour rencontrer Ben Bella et ramener les armes tant attendues. Il sera arrêté en Libye le 11 février 1955. Après un transit par Tunis, il sera incarcéré à la prison du Coudiat, à Constantine. Peu de temps après, il parvient à s’évader et revient au maquis. Le 22 mars 1956, l’aviation française parachute un poste émetteur piégé. Les services secrets français avaient appris qu’il attendait un émetteur-récepteur de Tunis. Sachant pertinemment que la population allait porter l’appareil au PC de Ben Boulaïd, ou, à tout le moins, à un poste de commandement important, les services français espéraient frapper un bon coup.
Ils toucheront la tête du commandement de la wilaya I. “Mon père n’avait trouvé de lui qu’une dent en or, le reste était pulvérisé”, raconte Me Laggoune. Mais la mémoire de l’homme, elle, est intacte. Depuis, un mythe est né.
La face cachée de la bravoure
Au-delà de toute envolée épique, la chronique de la guerre de libération charrie beaucoup d’amertume. Les maquisards des Aurès en gardent encore un arrière-goût de trahison et une grosse désillusion. Des luttes fratricides éclateront entre les combattants de la même cause. La quête du pouvoir nourrissait déjà force appétits. Des guerres de leadership feront rage entre intérieur et extérieur, politiques et militaires, Chaouis et Kabyles, wilaya I et GPRA, base de l’Est contre base de l’Ouest, etc. La répartition des armes restera un sujet de discorde permanent. Nombre de maquisards aux ordres de dirigeants dissidents livreront bataille à leurs frères d’armes tout en faisant la guerre à la France. Sans compter les maquis parallèles du MNA (les fameux maquis messalistes, appelés encore les partisans de Bellounis) qui combattaient le FLN.
L’acceptation des commandements du Congrès de la Soummam achèvera d’attiser scissions et divisions au sein de l’ALN. Aujourd’hui encore, on persiste à dire ça et là que le congrès aurait dû se tenir dans les Aurès bien que tout le monde admette que Ben Boulaïd avait donné son accord de principe pour y participer. Amirouche a dû mener une campagne pédagogique dans les Aurès en octobre 1956 pour expliquer les décisions du conclave d’Ifri. Il aura beaucoup de mal à convaincre. “Le point principal sur lequel nous n’étions pas d’accord, c’était la primauté du politique sur le militaire. Pour nous, c’est le militaire qui commande le politique”, dira Mohamed Athamna.
Dans les Aurès, on en veut encore aux politiques installés à Tunis et leur arrogance comme l’exprime ce douloureux témoignage : “Des moudjahidine de la première heure qui ont combattu farouchement dans les Aurès ont été convoqués à Tunis pour soi-disant une réunion importante. Une fois là-bas, ils ont été mis aux arrêts et subi les pires humiliations entre les mains des politicards du GPRA. Pourtant, les Aurès les avaient tous hébergés dans les moments difficiles, leur donnant le couvert et le gîte de leurs enfants. Ils ont exécuté ainsi plusieurs officiers de qualité sous le prétexte farfelu de “complot contre le GPRA”. Une fois la sentence exécutée, ils redoublaient de cynisme en les déclarant martyrs. Ce sont les mêmes qui ont fait assassiner Abane !”
Comme nous le disait Mohamed Athamna, certaines pages de notre histoire devraient peut-être rester enfouies dans les tiroirs de l’oubli sous peur de réveiller des démons inutiles. Pour d’autres, il faut, au contraire, tout déballer et casser tous les mythes. “Il n’y aura jamais de vraie réconciliation nationale si celle-ci ne s’étend pas à l’histoire et que toutes les sales vérités soient dites”, lâche Saïd Bachi, 41 ans, cadre financier à Batna.
Décidément, l’écriture de l’histoire est elle-même un maquis. Un maquis dans le maquis...
Opération Tighanimine
Les gorges de Tighanimine se trouvent entre Arris et T’kout, à près de 100 km au sud de Batna, sur la route de Biskra, pas loin des célèbres Balcons du Roufi. Le 1er novembre 1954, les gorges de Tighanimine seront le théâtre d’une opération qui marquera les esprits. Deux civils y trouveront la mort : le caïd de Mchounèche et un instituteur français, tandis que l’épouse de ce dernier s’en tirera avec une blessure. Abdelhakim Belkacemi, la quarantaine, employé au service urbanisme de la mairie d’Arris, descend d’une lignée de maquisards. Son père était moudjahid. Il était témoin direct de l’opération de Tighanimine. “Ce jour-là, les maquisards avaient dressé un barrage près du tunnel de Tighanimine. Vers 9 h du matin, ils ont intercepté un autocar qui venait de Biskra. Entre temps, un couple d’instituteurs français était monté à hauteur du village de Tifelfel. Mon père se trouvait parmi les passagers. Les maquisards cherchaient des auxiliaires de l’armée française. Le caïd de Mchounèche bondit de son siège, se dressa pour s’enquérir de la situation. Les moudjahidine pointèrent leur arme vers lui. Il sortit son pistolet. Les moudjahidine ont tiré et l’ont tué sur le coup.
L’instituteur français et sa femme ont été débusqués. Un moudjahid tira sur l’homme et le tua. Au moment où il allait tirer sur la femme, son chef s’écria : “Non, on ne tue pas les femmes.” Mais le coup était parti. Le moudjahid avait essayé de rattraper le tir et blessa l’institutrice française à la jambe.”
Selon la version de Mohamed Athamna, l’opération de Tighanimine était une “erreur”. “Les moudjahidine voulaient intercepter une garde mobile de l’armée française. Quand ils ont arrêté l’autocar, c’était juste pour expliquer la révolution au peuple.
Deux maquisards étaient montés dans le car et se sont mis à expliquer qu’ils n’étaient pas des bandits, mais qu’ils combattaient pour la libération du pays.
Le caïd de Mchounèche irrité par les propos des maquisards a sorti son pistolet. Un moudjahid allait tirer lorsque l’instituteur français s’est jeté sur lui pour tenter de l’en empêcher. La rafale était partie et a tué l’instituteur et le caïd et a blessé la femme de l’instituteur. Mais tout cela n’était pas prévu.
D’ailleurs, quand Ben Boulaïd l’a appris, il a été en colère et a même voulu désarmer les auteurs de cette bavure. Ses instructions étaient de ne pas s’attaquer aux civils.”
Des maquisards dans la misère
C’est connu : la révolution mange ses enfants. Et si elle ne les broie pas, elle ne leur est pas toujours reconnaissante. Djilali Amar, 76 ans, fait partie de ceux dont le lot a été justement d’avoir été mis au ban de l’Histoire. Authentique maquisard, résistant de la première heure, il n’était rien de moins que le garde du corps attitré de Mostefa Ben Boulaïd. Nous l’avons rencontré dans son petit village d’Ichemoul (21 km à l’est d’Arris). Grand, robuste, vêtu de hardes à l’ancienne, de beaux yeux bleus quoique presque éteints se détachant d’un visage fatigué, c’est lui. Aujourd’hui, il est simple berger, il mange à la fortune du pot, lui qui a neuf bouches à nourrir, neuf enfants dont deux seulement ont un emploi.
“J’ai rejoint le maquis dès le 1er novembre à Khengat M’âche, du côté de Djebel Boukehil. Mon responsable était Belgacem Benchaïba”, dit-il. Maniant les armes avec dextérité, il sera vite remarqué par “Si Mostefa”. “C’est après son évasion de la prison de Constantine que je suis devenu le garde du corps de Ben Boulaïd. Il m’a surtout choisi pour ma loyauté”, croit savoir aâmi Amar. Il est donc aisé d’imaginer le destin de ce baroudeur. Le jour de l’attentat contre Ben Boulaïd, le 22 mars 1956, il était tout près de son chef. Autant dire que c’est un véritable miraculé : “Cela s’est passé en fin de journée, aux environs de 17-18h. J’étais en train de préparer de la galette dans un coin de notre QG. Ben Boulaïd avait reçu un poste-émetteur et l’un de ses compagnons qui s’appelait Ali H’mizi examinait le poste. L’appareil était sans pile. Dès qu’ils ont placé la pile, une grande pile carrée, le poste a explosé.”
Ici s’arrête le récit du miraculé. Il sera retiré des décombres entre vie et trépas, le corps complètement défiguré. “J’avais reçu des éclats partout, incrustés dans tout le corps. J’ai perdu la vue pendant trois mois. Je n’entendais plus rien, mes tympans avaient explosé. Je n’arrivais plus à remuer les lèvres. Mon crâne a été brûlé. J’étais langé dans des bandages pendant trois mois.”
Passée sa convalescence, Djilali Amar reprend du service. “Je ne cessais de pleurer la mort de Ben Boulaïd. J’aurais préféré qu’il vive, et que je meure à sa place”, regrette aâmi Amar. Et de poursuivre : “Ben Boulaïd a été tué avec quatre de ses compagnons : Mahmoud Benakcha qui était son secrétaire, Ali H’mizi, chef de groupe, un certain Si El-Fodhil, un Kabyle, et un autre cadre, Lamrani, frère de Laïd Lamrani, l’avocat de Ben Boulaïd.” L’attentat a eu lieu sur les hauteurs de Nara (daïra de Ménaâ), au lieu dit Tikhoubaï, précise notre hôte.
Du fait de sa proximité du “Lion des Aurès”, Djilali Amar a connu nombre de chefs historiques : “J’ai connu Bitat, Amirouche, Si El-Houès, Mouloud Hamrouche. Amirouche m’a décerné le grade de sergent-chef en 1956”, dit-il, avant de rapporter : “Je me suis rendu une fois, en 1955, du vivant de Mostefa Ben Boulaïd à Ifri, dans la Soummam. J’avais accompagné Omar Ben Boulaïd, le frère de Si Mostefa. Je suis resté là-bas dix-huit jours. On avait rencontré Amirouche. Mouloud Hamrouche était là en train de taper des rapports sur une machine.” Djilali Amar a la mémoire chargée de batailles. Les accrochages continuent à crépiter dans sa tête. “Je peux vous citer des dizaines d’opérations”, fait-il savoir. Nous voici au lieu-dit Idjerman, près de Ras El-Ma, à la sortie d’Ichemoul. Une plaque commémorative relate justement l’un des hauts faits d’armes de l’ALN dans la région, une opération menée par Ahmed El-Ouahrani en mai 1957 au cours de laquelle 33 soldats français avaient été tués : “J’ai participé à cette opération. Les Français avaient massacré 75 citoyens. Nous leur avons répondu par une embuscade qui avait fait beaucoup de dégâts. Nous avons perdu trois des nôtres.”
Djilali Amar vit aujourd’hui dans une misère noire. Sa maison brûlée par l’armée coloniale n’a toujours pas été restaurée : “J’ai fait la révolution du premier au dernier jour, mais je n’ai toujours pas vu l’indépendance. Je n’ai toujours pas vu l’électricité, le gaz de ville, le dispensaire. L’Etat n’a rien fait pour nous ici.” Cette formule revient comme un leitmotiv dans tous les Aurès. Saïd Benakcha, un instituteur de 38 ans, célibataire, abonde dans le même sens : “Le chômage bat son plein. En hiver, les enfants peinent pour aller à l’école faute de transport scolaire. Je n’ai toujours pas pu me marier faute de moyens. Je vis dans une ancienne maison ancestrale vieille de trois cents ans, et qui a abrité les maquisards du FLN. Aujourd’hui, elle tombe en ruines et ma famille n’a reçu aucune aide. Pourtant, les Benakcha sont tous des moudjahidine et des martyrs. L’Algérie n’a guère récompensé les Aurès pour leurs nombreux sacrifices !”
Le programme de relance économique semble bouder la région. Dans le village de Ouled Moussa, là même où a eu lieu la fameuse réunion de la nuit du 1er novembre, même topo : pas d’électricité, pas de gaz de ville, pas de transport, pas de dispensaire. A Arris même, ville de Ben Boulaïd, les usines sont fermées et les licenciements sont légion. Un fraudeur témoigne : “Je travaillais dans une usine de la région, une usine de bois. Elle a été liquidée et nous avons été mis au chômage forcé. Maintenant, je suis clandestin. Pour envoyer mes enfants à l’école, j’ai dû galérer. Je suis obligé de faire des courses jusqu’à Batna le soir, sur une route risquée où il y a encore des faux barrages, pour pouvoir gagner ma croûte. Dire que ma mère est une parente de Ben Boulaïd et porte une blessure de guerre suite à des éclats d’obus !”
Par Mustapha Benfodil, Liberté