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Pétrole : La bataille des derricks

dimanche 27 mars 2005, par Hassiba

Le prix du baril s’envole à nouveau. Les réserves existent, mais les producteurs refusent de laisser les assoiffés, Etats-Unis et Chine en tête, venir les déposséder de leur trésor.

La crise de nerfs pétrolière guette les Etats-Unis. En témoigne cette stupéfiante missive adressée à George W. Bush par une douzaine de sénateurs américains, dont Hillary Clinton : « Si rien n’est fait, écrivent les auteurs, cet été, les prix de l’essence continueront à peser sur notre économie, en prenant de l’argent à des familles de travailleurs qui en ont désespérément besoin, pour le mettre dans les poches de l’Opep. » Certes, le baril de Brent a atteint la semaine dernière son plus haut niveau historique, à 56 dollars, mais la violence du propos a de quoi surprendre. Un autre sénateur démocrate, Patrick Leahy, a même annoncé le dépôt d’un projet de loi autorisant l’administration à poursuivre l’Opep pour entente sur les prix et activités anticoncurrentielles ! « Les pays de l’Opep conspirent ouvertement pour violer nos lois antitrust, et pourtant ils s’attendent à faire des affaires avec les Etats-Unis et à empocher les bénéfices de ces relations », s’est-il indigné...

Aux Etats-Unis, la hausse des prix du pétrole ne fait plus rire du tout. « Le seuil des 2 dollars par gallon (3,785 litres) d’essence vient d’être franchi, et cela marque les esprits », relève Olivier Appert, président de l’Institut français du pétrole (IFP). A la Maison-Blanche, on a entendu le message. Si le gouvernement américain refuse de puiser dans les réserves stratégiques, comme le lui demandent Hillary Clinton et ses acolytes, il vient de faire un pas au moins aussi controversé en autorisant l’exploitation d’une zone jusqu’ici protégée en Alaska. Les écologistes écument de rage, mais la colère du consommateur paraît bien plus effrayante au gouvernement des Etats-Unis.

« La politique de l’administration Bush est constante depuis 2000 : l’offre, l’offre, l’offre », constate Jean-Marie Chevalier, professeur à Paris-IX-Dauphine (1). Oubliées, les économies d’énergie ! La priorité de Washington ces cinq dernières années a consisté à siphonner le maximum de pétrole pour satisfaire les appétits de son économie florissante... et ceux de ses énormes 4 x 4 ! Mais la politique de l’offre semble trouver ses limites. La marge entre demande et capacités mondiales de production ne cesse de se réduire. Et met les cours du pétrole à la merci du moindre attentat au Qatar, d’une grève au Nigeria ou d’un coup de froid dans le Minnesota. D’où la migraine de la Maison-Blanche et les coups de sang du Capitole. L’Opep, qui gardait traditionnellement sous le coude des capacités de production excédentaires, ne peut plus rien faire pour tempérer les cours. « Dans le contexte actuel, l’Opep ne sert plus à rien. Tous les robinets sont à fond », souligne Jean-Marie Chevalier.

« Le sang de la nation »
Tout cela parce que, tous en conviennent, l’investissement dans l’exploration-production a été très insuffisant ces dix dernières années. Alors à qui la faute ? Le monde des buveurs de pétrole serait-il si insouciant qu’il n’ait rien vu venir ? Dans la panique de la soif, tout le monde se renvoie la balle. Les premières accusées sont les compagnies pétrolières internationales, les « majors ». Leurs profits ahurissants (25 milliards de dollars pour Exxon-Mobil !) pourraient leur permettre de mettre en chantier de nombreux gisements. Au lieu de cela, disent leurs détracteurs, elles redistribuent à leurs actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d’actions. Les compagnies rétorquent qu’elles voudraient bien faire des investissements, mais que les pays détenteurs des plus grosses réserves, et des plus faciles (donc les moins chères à exploiter), en particulier au Moyen-Orient, n’ouvrent pas assez leurs portes. « Il y a des pays qui s’ouvrent, précise Frédéric Lasserre, spécialiste des matières premières à la Société générale, mais ils proposent des contrats dits de "partage de production", qui ne permettent pas aux compagnies de s’approprier les réserves et de les inscrire à leur bilan. » Et c’est là que cela coince, puisque la valeur boursière de ces dernières est précisément déterminée par leurs réserves... La situation est donc bloquée. « Ces pays n’accepteront jamais de revenir sur ce point et de céder leurs réserves, ajoute Frédéric Lasserre. Le pétrole est la richesse du pays, mais aussi la ressource des générations futures. Ils ne s’en sentent que les gardiens, pas les propriétaires. » Symbole de cet eldorado interdit : l’Arabie saoudite, une « anomalie géologique », disent les scientifiques, tant ses nappes regorgent de brut. Le royaume possède le quart des réserves mondiales ! Mais seule la puissante Saudi Aramco est autorisée à toucher au « sang de la nation ». Tout juste les compagnies étrangères sont-elles tolérées sur les champs gaziers.

Certes, l’absence des majors ne signifie pas l’absence d’investissement. Les pays de la région n’ont d’ailleurs aucun besoin des compagnies étrangères pour forer. Ni de leurs capitaux, puisque le cours du baril est au sommet, ni de leurs compétences techniques, qu’elles peuvent emprunter à des sociétés d’ingénierie. Et, de fait, elles forent, ne serait-ce que pour renouveler leurs capacités. Mais leur ardeur n’est sans doute pas à la mesure de l’inquiétude des grands pays consommateurs. Dans certains Etats du Golfe, dont la population grandit rapidement, la manne du pétrole est souvent ponctionnée pour les besoins sociaux. L’investissement s’en ressent. L’urgence n’est pas la même, vue du Moyen-Orient.

Pour les majors, il reste tout de même de nombreux territoires à explorer, en particulier en Russie et en Afrique. Des frontières physiques sont aussi en voie d’être franchies. L’offshore profond se développe, comme en mer de Barents, où la Norvège vient de faire une découverte, un champ nommé « Blanche-Neige ». Les sables bitumineux canadiens et les huiles extralourdes vénézuéliennes constituent des réserves colossales. Mais ces voies sont plus chères, ou plus exposées aux risques politiques. « Il y a une certaine réticence des grands groupes à expliquer à leurs actionnaires qu’il faudra investir avec des rendements plus faibles ou avec plus de risques que par le passé », affirme Frédéric Lasserre. Et, même si l’effort est consenti, un puits de pétrole ne se creuse pas en un jour. Il faudra au moins cinq ans avant que le flux de liquide noir jaillisse et fasse retomber la fièvre.

Plusieurs années de tensions sont donc à prévoir. De longues années de vulnérabilité pour l’Amérique, qui consomme le quart du pétrole mondial (avec 5 % de la population) et qui ne modère pas sa gloutonnerie, puisqu’elle est également responsable d’une bonne part de l’accroissement de la demande (voir schéma). Le piège pétrolier est désormais bien en place. Et les producteurs le savent. « Durant cent ans, nous vous avons offert le pétrole, mais oubliez cela, le pétrole a un prix », a lancé le président vénézuélien, Hugo César Chavez, à l’intention des Etats-Unis. Chavez, qui entretient de très mauvaises relations avec Washington, a menacé de couper le robinet à l’Amérique si, comme il affecte de le craindre, celle-ci tentait de le renverser. Or le Venezuela fournit 1,5 million de barils par jour aux Etats-Unis. Si, hypothèse d’école, le blocus était décrété, le cours du pétrole exploserait en un instant. Les sénateurs américains peuvent pester contre l’Opep, leur pays n’est pas en position de force.

Mais l’Amérique n’est pas la seule à être fébrile.La Chine, deuxième consommateur mondial, est rongée par la peur de la soif. Les compagnies chinoises achètent frénétiquement dans tous les pays producteurs des permis d’exploiter à des tarifs et des conditions que les majors n’accepteraient jamais. La Chine a même tenté de mettre la main sur Iouganskneftegas, principale filiale de Ioukos, mise aux enchères en décembre dernier. Et son intense - et vain - lobbying pour faire passer un oléoduc directement de Sibérie vers la Chine témoigne de cette obsession.

Mais les « diplomaties pétrolières », notamment chinoise et américaine, semblent incapables de faire revenir l’abondance. « Cette contradiction entre consommation et manque d’investissement ne peut trouver qu’une seule issue, selon Jean-Marie Chevalier : la hausse des prix entraînera un ralentissement de la croissance, donc de la consommation de pétrole. » Reste à savoir quand. « Cela peut prendre du temps, estime Olivier Appert. Les économies occidentales sont moins dépendantes du pétrole. Aux Etats-Unis, il faut aujourd’hui deux à trois fois moins de pétrole pour produire 1 dollar de PIB qu’il y a trente ans. » En attendant, le stress des pays industrialisés se mesurera à la pompe.

Par Etienne Gernelle, lepoint.fr


1. Egalement directeur au Cambridge Energy Research Associates, Jean-Marie Chevalier est l’auteur des « Grandes batailles de l’énergie », Gallimard, 2004.