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Million Dollar Baby

mercredi 30 mars 2005, par nassim

"Million Dollar Baby" est un grand récit américain, une méditation sombre, une élégie sèche et crépusculaire où le lyrisme semble produire la pensée qui le fonde.

Comme tout grand film américain, c’est essentiellement un film d’action ou, plus exactement, un film sur l’action, à l’image de toute fiction hollywoodienne qui se sait désormais légataire d’un héritage et d’une mémoire et qui se doit à la fois d’intégrer le poids du passé et de témoigner d’un présent indécis. N’est ce pas, depuis toujours, le projet d’Eastwood cinéaste : retrouver une unité perdue, fusionner classicisme et modernité, épure et maniérisme ?

Million Dollar Baby s’impose très vite comme l’un des sommets d’une œuvre faite autant de petits films que d’ambitieux projets. On assiste à la synthèse miraculeuse d’une histoire et d’une mythologie,

Million Dollar Baby

à la parfaite symbiose entre le fond (un très beau scénario de Paul Haggis d’après des nouvelles de F. X. Toole) et la forme, dont les contours respectifs se brouillent superbement. C’est une voix off qui ouvre le récit et le commentera régulièrement, celle d’un narrateur qui côtoie le véritable personnage principal, dont on peut dire qu’il manifeste une grande hésitation à entrer lui-même de plain-pied dans le film. Cette voix surplombante est celle d’Eddie (Morgan Freeman), un ancien boxeur devenu l’homme de peine et l’ami de l’entraîneur Frankie Dunn (Clint Eastwood), le héros réticent. Celui-ci essaie de former de futurs champions dans sa salle d’entraînement. Il y met une prudence irraisonnée : Frankie hésite si longuement à engager un boxeur dans un championnat qu’il se le fait piquer par des manageurs plus habiles en affaires que lui.

UN DÉPASSEMENT DE SOI

Les deux hommes ont donc l’essentiel de leur vie derrière eux, du moins feignent-ils de s’en accommoder. Ils ne ressentent plus qu’à distance les frissons d’un sport transformé ici en véritable métaphore de l’action, comme principe vital et esthétique, comme manière de changer son environnement et d’affirmer son existence. Jusqu’à ce que Maggie fasse irruption dans la vie de Frankie. Cette rencontre met à rude épreuve l’isolement et l’inertie d’un homme qui passe son temps à lire des poèmes de Yeats et à tenter d’apprendre le gaélique. Maggie s’entraîne dans sa salle et le harcèle pour qu’il devienne son entraîneur dans l’espoir de pouvoir dépasser sa propre condition. Or Dunn est réticent comme celui qui redoute le prix de l’action, qui sait le fardeau de la liberté, qui craint qu’agir soit aussi"être agi". C’est objectivement le héros vieillissant d’un film de John Ford (un contemplatif qui fait tout pour contourner l’action) condamné à devenir celui d’un film d’Howard Hawks (un technicien qui mettrait son savoir au service d’un fonctionnalisme efficace des gestes et des comportements). Car la décision d’entraîner la jeune femme va obliger l’homme à endosser les responsabilités de sa décision.

Million Dollar Baby est donc d’abord le récit d’un apprentissage, d’une transmission, également d’un rapport filial de substitution auquel le récit donne une inévitable clé psychologique (Dunn s’est fâché, il y a de nombreuses années, avec sa propre fille et lui envoie, toutes les semaines, des lettres qui lui sont inévitablement retournées). C’est, a priori, un schéma immuable, celui d’une quête de la victoire, d’un dépassement de soi selon les préceptes mêmes de la fiction individualiste hollywoodienne, qui semble s’appliquer. Pourtant, ici, le cheminement prémédité des choses, les lois d’un récit d’autant plus déterminé qu’il aura pris son temps pour se déployer (Maggie affronte enfin une adversaire pour le championnat du monde à Las Vegas) vont subir un tournant brutal et inattendu. La catastrophe interroge dès lors le choix et ses conséquences, l’action et le risque, le hasard et la responsabilité morale. La tournure mélodramatique déchirante que prend désormais le film touche ainsi, bien au-delà des préoccupations vaines sur la porosité des genres, la nature même de ce qui fait véritablement exister un personnage de cinéma.

Agir, pour le héros de Million Dollar Baby, c’est jeter dans le monde et exposer à la lumière sa jeune surdouée de la boxe. Les clairs-obscurs contrastés qui sculptent et découpent ainsi régulièrement les visages des protagonistes rappellent que le cinéma d’Eastwood est constamment hanté par la perspective d’une disparition du visage humain. Celle-ci est la conséquence d’une impossibilité de maintenir les anciens récits. C’est aussi l’expression d’une angoisse, face à cette évidence : il n’y a d’autre choix que l’action.

Celle-ci a toujours été le moteur du cinéma américain, ce qui a nourri sa dimension mythologique autant que ce qui a déterminé le modèle esthétique qu’il a imposé au monde. Elle a certes été l’objet d’un questionnement lorsqu’une certaine modernité a effleuré Hollywood, mais elle reste le principe essentiel de la fiction. C’est dans l’action que le héros américain existe au-delà de toute contingence. Le film retourne la phrase de Fitzgerald, citée d’ailleurs en exergue de Bird, sa biographie de Charlie Parker, selon laquelle "il n’y a pas de seconde chance pour un héros américain". Le personnage principal de Million Dollar Baby expérimente avec stoïcisme et une résignation sublime un impératif quasi métaphysique, celui d’un"tout doit s’accomplir"religieux, qui confirme cette évidence implacable : pour un héros américain, être, c’est faire, et faire, c’est être.

Par Jean-François Rauger, lemonde.fr