Accueil > ECONOMIE > Les entreprises publiques et les réformes fantômes

Les entreprises publiques et les réformes fantômes

dimanche 1er août 2004, par Hassiba

En Algérie, la presse s’est fait récemment l’écho d’axes de réformes que le gouvernement d’Ahmed Ouyahia compte entreprendre pour remettre sur les rails les entreprises du secteur public économique, du moins celles qui présentent encore quelques intérêts pour les pouvoirs publics.

Il s’agirait (le conditionnel est de rigueur) de celles qui ont su préserver, malgré un environnement hostile, un réel potentiel de croissance et qui auront la capacité, une fois assainies, d’affronter victorieusement le secteur concurrentiel.

Ces mêmes échos laissaient entendre que les entreprises publiques les plus fortement déstructurées, estimées à environ deux cents, seront dissoutes parce qu’elles n’ont aucune disposition, y compris à la suite d’un assainissement financier, à se redresser et à s’adapter aux nouvelles donnes économiques du pays. S’il n’y a aucune raison de douter de l’existence d’un tel programme de réformes du secteur public économique, il a pour caractéristique principale de n’être connu que de ses seuls initiateurs : aucune information ayant un caractère officiel n’a été rendue publique par les autorités publiques concernant les entreprises visées par les assainissements et les dissolutions. Personne ne connaît réellement le contenu des réformes annoncées, ni le timing de leur application.

Nos gouvernants ne travaillent à l’aise qu’en vase clos : personne ne doit se mêler de problèmes qui sont du seul ressort de technocrates omniscients et de politiques omnipotents. La transparence ne fait pas partie des us et coutumes de nos gouvernants. Une seule fois, depuis l’indépendance du pays, un gouvernement a mis le dialogue et la transparence à l’honneur pour mettre en place les bases d’une économie de marché. Il s’agit bien sûr des réformes initiées à la fin de la décennie quatre-vingt par le gouvernement Hamrouche. Les réformes introduites ont totalement redessiné les contours du secteur public économique et ont jeté les bases d’un mode de gestion qui a pour seule finalité la rentabilité financière et économique des EPE, le but étant de les rendre attrayantes à d’éventuels partenaires qui voudraient participer à leur capital ou, pourquoi pas, les racheter.

Les réformes Hamrouche sont restées orphelines faute d’êtres poursuivies avec le même courage, la même vigueur et la même constance par les gouvernements qui ont suivi. Les entreprises publiques économiques ont été laissées livrées à elles-mêmes face à un environnement politique, économique, financier, juridique et administratif qui leur a été constamment hostile. Même si la majorité d’entre elles a bénéficié d’assainissements financiers parfois très importants, ces derniers ne leur ont servi qu’à gagner du temps sans rien changer à leur situation initiale d’entreprises encore administrées et fonctionnant sous le régime des seules injonctions de leurs tutelles. Ils n’ont pas, non plus, apporté de réponses claires et définitives aux problèmes de leur devenir en tant qu’entreprises à capitaux publics.

Les questions fondamentales relatives au maintien d’un secteur public réformé et totalement intégré dans un système d’économie de marché ou à la disparition à terme de ce même secteur public économique par le jeu des privatisations, du partenariat ou de dissolutions, sont restées, quinze ans après les réformes Hamrouche, sans réponse. Les assainissements consentis par les pouvoirs publics, même s’ils ont été ruineux pour le Trésor, n’ont même pas réussi à remettre sur pied les entreprises concernées, qui sont très vite retombées dans leurs travers antérieurs, à cause d’un environnement économique et administratif qui, lui, n’a pas été assaini et qui est resté hostile à une libéralisation vraie et transparente du système. La bureaucratie, l’interventionnisme, les injonctions, le choix de gestionnaires sur des critères autres que la compétence et le savoir-faire, sont restés les maîtres du jeu. Il convenait pour les décideurs d’hier, comme pour ceux d’aujourd’hui, de garder intacte la rente que constituaient les entreprises publiques afin de continuer d’en jouir. Tout cela a fait qu’il a manqué aux décideurs ce sans quoi rien n’est possible, à savoir la volonté politique d’aboutir à un véritable assainissement en vue d’une privatisation du secteur public économique que les dirigeants du pays continuaient d’appeler de leurs vœux, mais sans rien faire pour sa concrétisation.

Bien que cela soit assez contradictoire avec le comportement passé du chef du gouvernement (au cours de son précédent passage à la tête du gouvernement, Ahmed Ouyahia n’avait pas fait preuve d’une telle volonté de changement), on peut attribuer aux autorités actuelles la volonté politique de sauver ce qui peut l’être du secteur public économique. Politiquement, économiquement et socialement, les entreprises publiques restent pour le gouvernement le levier irremplaçable par lequel elles peuvent concrétiser leur politique de sortie de crise. C’est par elles qu’il peut peser sur le niveau de l’emploi, même si celui-ci est maintenu artificiellement, faute d’activité réelle. C’est aussi par elles qu’il peut permettre au système de protection sociale de continuer de fonctionner convenablement, même si sa pérennité n’est toujours pas assurée, faute d’une véritable croissance économique. Elles permettent aussi aux autorités de réaliser leurs objectifs stratégiques, à l’image du confortement et de la reconstruction du bâti endommagé ou détruit par les catastrophes naturelles de ces dernières années. Le chef du gouvernement a eu la clairvoyance (peut-être un peu tardive) de comprendre que l’Etat a besoin d’un outil de réalisation performant (et aux ordres), pour faire face efficacement aux urgences : sans la mobilisation sans faille des entreprises publiques qui ont accepté de travailler à perte, l’Etat n’aurait jamais pu relever le pari de réussir ce qui a été fait en un temps record, d’abord pour assurer une rentrée scolaire normale dans les wilayas d’Alger et de Boumerdès, puis de reloger, en moins de six mois, la totalité des sinistrés dans des chalets. Les entreprises publiques y ont toutes laissé des plumes, financièrement parlant, mais ont fait une fois de plus la démonstration de leur savoir-faire et de leur disponibilité pour des tâches exceptionnelles et urgentes.

Même si l’on est porté à croire en la sincérité du gouvernement dans sa volonté déclarée de réformer le secteur public économique afin de le rendre performant et concurrentiel, ce que l’on voit sur le terrain n’incite pas à l’optimisme. L’image qu’il offre aux yeux des observateurs est celui d’un secteur totalement sinistré et en ruine : mis à part quelques notables exceptions (qui sont la preuve que l’entreprise publique n’est pas prédestinée aux déficits), les EPE dans leur immense majorité sont financièrement déstructurées et juridiquement inexistantes. Les statistiques font état d’un nombre considérable d’EPE ayant un actif net très franchement négatif. Ce qui fait que ces entreprises sont en situation de non-existence juridique. Seule une recapitalisation, que les pouvoirs publics semblent pour le moment éliminer, pourra changer la donne et redonner vie à ces EPE.

Mais la recapitalisation n’est qu’une solution juridique, économiquement, c’est un pis-aller, semblable aux assainissements antérieurs, qui ont ruiné le Trésor public sans pour autant empêcher les EPE de retomber dans leur situation antérieure de faillite. Un assainissement qui ne prendrait pas en compte l’environnement économique, juridique et administratif des entreprises est voué à l’échec. En plus que l’Etat est obligé de puiser dans ses ressources pour recapitaliser les EPE qui sont en état de non-existence juridique et pour leur donner les moyens financiers de se relancer, il doit veiller à assainir l’environnement dans lequel baignent toutes les entreprises respectueuses des lois : lutter contre la bureaucratie qui constitue le facteur létal le plus important des entreprises, combattre l’économie parallèle (ou souterraine) qui contribue, par la concurrence déloyale qu’elle installe, à accroître le taux de mortalité des entreprises (publiques et privées) qui respectent les lois ; réformer le secteur bancaire afin d’en faire un véritable partenaire pour les entreprises qui veulent croître et se développer (les banques publiques aujourd’hui ont une gestion plus administrative qu’économique ; elles ne prennent aucun risque et participent très souvent, par leur comportement bureaucratique, à plonger encore plus les EPE dans des situations de crises inextricables) ; combattre le comportement des administrations qui, par les retards systématiques et longs, qu’elles mettent pour le payement des achats, travaux ou prestations participera grandement à aggraver la situation de crise endémique des entreprises. Les banques publiques, jusque-là pourvoyeuses de crédits sans être trop regardantes sur les conditions, tiennent compte maintenant (probablement sur injonction de leur tutelle) des derniers bilans des EPE et des capacités de remboursement réelles de celles-ci, pour octroyer (au compte-gouttes) des crédits d’exploitation. Elles sont en grande partie directement responsables de la situation de cessation de paiements de certaines EPE qui disposent pourtant de garanties réelles pour l’obtention de crédits qui leur permettraient de faire face à la situation catastrophique dans laquelle elles se trouvent plongées.

Même les hypothèques d’actifs détenus en toute propriété sont inopérantes pour décrocher une ligne de crédits auprès des banques publiques. C’est déjà pour un grand nombre de ces entreprises l’état de cessation de paiement, donc d’arrêt de l’activité. Les autorités publiques n’ont pas le courage de passer à l’étape légale suivante, c’est-à-dire la dissolution anticipée des EPE se trouvant dans cette situation : le coût social (augmentation exponentielle du chômage, risque d’émeutes,...) est trop important pour qu’une telle décision soit prise. Il leur paraît plus judicieux de les laisser agoniser, sans avoir le courage de leur donner le coup de grâce : les arriérés de salaires s’accumulent de mois en mois et atteignent des sommets himalayens ; leurs dettes envers les fournisseurs de marchandises ou de prestations de services ne peuvent plus être honorées ; leurs comptes bancaires sont bloqués par des ATD, des organismes fiscaux et parafiscaux ; leur activité, quand elle n’est pas totalement gelée, se déroule au ralenti, au grand dam de leurs clients, qui ne savent plus quoi faire ; rompre toutes relations avec ces entreprises, sachant qu’il leur sera difficile, sinon impossible, de les remplacer ou continuer comme cela avec tous les désagréments et les surcoûts que cela entraîne pour eux. Si la volonté de réformer le système existe et si le gouvernement Ouyahia semble avoir commencé à traiter au cas par cas le problème de certaines EPE (en majorité celles qui ont fait l’objet d’une proposition de partenariat), il n’en demeure pas moins que les opérations entamées pâtissent des lenteurs inhérentes aux délais de traitement des dossiers ; entre le moment où un partenaire potentiel exprime son souhait d’entrer dans le capital d’une entreprise publique, celui où les négociations menées aboutissent à un protocole d’accord préalable, le moment où ledit protocole d’accord est étudié par le CPE (après bien des allers-retours entre le ministère chargé de la Gestion des participations de l’Etat, la SGP concernée et le partenaire) et celui où le CPE donne son accord, plus d’une année peut s’écouler. Si l’on ajoute le fait que, au moins une fois sur deux, l’avis favorable du CPE n’est donné que sous réserves, il faut ajouter un autre délai tout aussi important pour que les instruments juridiques du partenariat soient mis en branle. Entre temps, la situation économique et financière des entreprises publiques concernées par ces opérations a continué de se détériorer ; les informations sur lesquelles ont travaillé les négociateurs se trouvent totalement dépassées. On se retrouve devant une autre situation, beaucoup plus grave, dans laquelle le déficit cumulé de l’entreprise s’est très largement accru ainsi que son actif net négatif : les bases sur lesquelles l’accord de partenariat a été arrêté ne sont plus valables. Il n’est donc pas étonnant de se trouver, à ce moment-là, en face d’un partenaire qui traîne les pieds pour appliquer l’accord conclu.

Tout se passe comme si aux niveaux supérieurs (essentiellement le niveau politique), la notion d’urgence n’a aucune signification. C’est ce qui fait dire à un grand nombre d’analystes que la volonté politique de crever l’abcès des entreprises publiques économique si elle existe, ne semble pas être partagée par tous ; des sources informées parlent de plusieurs tendances qui s’affrontent au sein du CPE (qui, rappelons-le, rassemble sous la présidence du chef du gouvernement, tous les ministres chargés de la gestion des différents secteurs socioéconomiques) et que de véritables négociations se déroulent entre ces tendances, comme s’il n’existait pas un programme gouvernemental global qui s’impose à tous. Sinon comment expliquer que tout ce qui est entrepris, aussi positif soit-il, le soit dans une absence totale de transparence ; tout se fait dans le secret des officines ministérielles, loin de la curiosité des citoyens. Le programme de réformes économiques (en fait le programme électoral du président) n’a pas été transformé en projet gouvernemental clair et n’a pas donné lieu à une stratégie tout aussi claire et transparente. Le discours tenu a un contenu différent, selon qu’il s’adresse aux travailleurs, au patronat, au personnel politique ou au simple citoyen, il est différent quand il est fait à destination des institutions financières internationales, des potentiels investisseurs étrangers ou même de la diaspora algérienne invitée à participer au développement économique du pays. Pour tous ceux-là, l’accent est mis sur tout ce qui a été déjà réalisé, essentiellement le retour aux équilibres macroéconomiques et à l’aisance financière, et sur la volonté de poursuite des réformes pour instaurer dans le pays une véritable économie de marché.

La réalité est tout autre : si, sous la conduite du FMI et de la Banque mondiale et le remède de cheval qui lui a été administrée au prix d’une plongée très profonde dans la paupérisation du plus grand nombre, l’Algérie a connu un réel retour aux équilibres macroéconomiques et à l’aisance financière (grâce surtout à la bonne tenue du prix du baril de pétrole), les réformes, toutes aussi nécessaires, de l’arsenal administratif et juridique, du système bancaire et surtout des mentalités bureaucratiques n’ont pas connu un début d’application. Il en est bien sûr de même pour le secteur public économique qui est la première victime des tergiversations des gouvernants. Il y a urgence absolue à clarifier les positions officielles et à rendre public le programme de réformes concernant les EPE, avec publication des listes de celles qui devront être assainies pour ensuite faire l’objet d’une privatisation ou d’un partenariat. La publication de la liste des entreprises que le gouvernement compte assainir aura pour effet immédiat de permettre aux banques publiques de continuer leur collaboration avec les EPE, qui sont domiciliées chez elles et libérer les lignes de crédits d’exploitation gelées, c’est autant d’oxygène pour ces entreprises qui pourront au moins procéder aux approvisionnements nécessaires à la reprise de l’activité et payer leur personnel. Il y a tout autant urgence à mettre en application les différents plans d’action (de sauvetage, de sauvegarde ou de redressement) arrêtés par les SGP peu de temps après leur installation, pour remettre à flot les secteurs qu’elles gèrent. Tous les plans, arrêtés par les SGP et transmis à leur tutelle il y a plus de deux années, sont restés dans les tiroirs des décideurs, sans que l’on en connaisse les raisons. Ce n’est qu’à ce prix qu’une partie du secteur public économique pourra être assainie et sauvée pour devenir un acteur réel du jeu économique. En attendant le moment où, par le jeu des privatisations, le secteur public économique cède sa place à un secteur privé qui fasse autre chose que de l’import-import.

Par Rachid Grim
Universitaire, El Watan