Accueil > CULTURE > Le vrai beur et le faux

Le vrai beur et le faux

jeudi 14 avril 2005, par nassim

Mon ami Abdelghafour, un ingénieur qui vit aujourd’hui sur la côte ouest des Etats-Unis, est fâché contre moi. Il est d’ailleurs fâché en permanence. Contre les autres, la vie, les gens, la France qu’il a quittée et qu’il continue de détester mais d’aimer à des milliers de kilomètres de distance. C’est un beur, un vrai de vrai.

Né à Sochaux il y a quarante ans, aîné d’une fratrie de neuf enfants engendrée par un ouvrier originaire du Rif marocain qui a travaillé toute sa vie chez Peugeot, il m’en veut pour ma chronique de la semaine dernière. « Tu récidives ! », m’a-t-il simplement écrit dans un courriel sans salutations ni adieux. Il y a quelques années, nous nous étions sérieusement empoignés à propos d’un point de vue que j’avais publié dans le quotidien Libération au lendemain du fameux match France-Algérie au stade de Saint-Denis, quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001. Dans le papier en question, je traitais de « voyous » les abrutis qui avaient sifflé la Marseillaise et envahi le terrain, faisant honte du coup à l’Algérie et aux Algériens. « Ce n’est pas à vous de parler des beurs », m’avait reproché alors Abdelghafour. Le « vous » désignait les bledards. A l’entendre aujourd’hui encore, les critiques que les nouveaux débarqués ou ceux du bled peuvent formuler à l’encontre des beurs sont autant de coups de poignard supplémentaires que ces derniers reçoivent dans le dos. « Tout le monde nous trahit », dit-il souvent sans donner d’autres précisions.

Il n’a pas tout à fait tort. La liste des traîtres est en effet très longue. Il y a d’abord le pays d’origine qui, par son chaos et son non-développement, a transformé le rêve du retour en mythe décrépi. Il y a ensuite la « République » qui a fermé l’oeil sur les bidonvilles et les ratonnades et qui aujourd’hui s’indigne qu’on puisse l’accuser de ségrégationnisme, alors que l’égalité des chances et le discours sur le « modèle universel français » ne sont que slogans creux et verbiages qui ne trompent personne. Il y aussi la gauche qui n’a jamais fait son aggiornamento à propos de sa position ambiguë durant la colonisation, puis la Guerre d’indépendance algérienne, et qui, elle aussi, s’est bien moquée des aspirations des Maghrébins de France. Je n’oublie pas les opportunistes, les beurs intrigants qui ont su chevaucher toutes les bonnes vagues et qui crachent désormais sur leurs frères à chaque passage à la télévision. Alors oui, peut-être : quand les enfants du bled s’y mettent eux aussi, il est logique que les épaules des beurs s’affaissent un peu plus.

Mais ce que Abdelghafour supporte le moins, c’est les usurpateurs, ceux qui disent une souffrance qui n’est pas la leur. Dans la précédente chronique, j’ai déjà évoqué le fait que le bledard refuse presque toujours d’être assimilé à un beur. En France, les « Gaulois » font, de prime abord, rarement la distinction, à moins d’y être encouragés et il arrive parfois que cette confusion arrange le bledard. C’est le cas par exemple lorsqu’il s’agit de prendre une parole médiatisée à propos de l’intégration et de tous les thèmes qui y affèrent. Il n’est pas rare de voir s’exprimer, dans les colonnes des journaux ou à la télévision, des beurs qui n’en sont pas. Mieux, pour être sûrs de trouver une oreille attentive dans les maisons d’édition et donc pour être sûrs de bien « être vendus » par l’attachée de presse, des bledards, parfois à peine débarqués, endossent sans honte ni scrupules l’habit de la cité et de la galère, clichés incontournables pour faire vendre, à condition bien sûr d’y ajouter la réussite obtenue grâce à la République et - pour les filles - la lutte valeureuse contre les traditions, les hommes de la famille et, si cela s’avère insuffisant, les barbus qui, comme chacun le sait, pullulent désormais dans toute la France et la Navarre.

Prenez l’exemple de Mlle N., arrivée en France il y a moins de trois ans. Famille algéroise super tchitchi : pas besoin de bourse. Etudiante à Paris-Dauphine, faculté - je le signale au passage pour celles que cela intéresse -, où viennent souvent traîner des responsables de castings, elle rêve désormais de télévision. Si l’émission pour laquelle elle a été approchée voit le jour à la rentrée, elle animera une rubrique où elle devra raconter sa vie de beurette à la fois « émancipée » mais tiraillée par, encore une fois, « la tradition, les hommes... ». Problème : Mlle N., qui habite dans le septième arrondissement, n’a jamais mis les pieds dans une cité, et les rares fois où elle a pris le RER, c’était pour aller à l’aéroport de Roissy ou d’Orly.

On le voit, la frontière entre l’usurpation d’identité et l’imposture est très floue et je n’insisterai pas sur ce chanteur de raï, acteur à ses heures perdues, qui, dans son plan média, joue à fond la carte du beur que l’on peut citer en exemple pour sa réussite, alors qu’il a passé une grande partie de sa jeunesse en Algérie.

En tous les cas, cette imposture met en rogne les beurs qui n’admettent pas que des bledards s’emparent de leur vécu, sans pour autant les comprendre ou les respecter, voire sans même chercher à appréhender la profondeur de leurs souffrances.

Dans un livre passionnant qui vient de paraître (1), les journalistes Dominique Vidal et Karim Bourtel évoquent d’ailleurs le ressentiment à l’égard des bledards, ces Maghrébins, citent-ils, « fraîchement débarqués qui, souvent, s’arrogent le droit de parler au nom des beurs en dépit d’histoires et de trajectoires très différentes ».

Il faut bien reconnaître que cette critique est loin d’être infondée. Il ne s’agit pas simplement d’habiter Juvisy ou Sarcelles pour comprendre « l’âme beur ». Ce qu’il faut, c’est une véritable plongée dans le vécu et le passé des beurs. En somme, une analyse, un voyage en terre inconnue où c’est peut-être le non-Maghrébin qui aura le plus de chances de réussir.

C’est la conclusion que l’on tire de la lecture du livre du sociologue Stéphane Beaud, lequel a publié la correspondance électronique entretenue avec Younès Amrani, un jeune de cité (2). Aucun parti pris, aucun sentiment de supériorité et surtout, surtout, le partage implicite d’une même colère à l’encontre d’une société inégalitaire. En septembre dernier, l’auteur de cette chronique a ressenti une mauvaise conscience inattendue à la lecture de ce livre. C’était une véritable douleur physique qui surgissait et s’amplifiait au fil des pages. Et c’est le souvenir de cette sensation cuisante qui me rend d’ailleurs aussi peu susceptible vis-à-vis des colères d’Abdelghafour. Il peut vraiment se fâcher : il y a de quoi.

Par Akram Belkaïd, quotidien-oran.com

(1) Le Mal-Etre Arabe. Enfants De La Colonisation. Agone, 233 Pages, 15 Euros.
(2) Pays De Malheur. Un Jeune De Cité Ecrit
A Un Sociologue. La Découverte. 231 Pages,16 Euros.