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Le mutisme des "Français musulmans d’Algérie"
vendredi 29 octobre 2004, par
En France, tandis que la guerre ravage leur pays, les immigrés vivent entre misère et répression. Des années sombres qu’ils taisent encore aujourd’hui à leurs enfants.
Fathia Lounici, 31 ans, doctorante à l’université de Paris-XIII-Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), a de longs cheveux ondulés et des yeux curieux de tout. Elle a grandi dans un pavillon d’Argenteuil (Val-d’Oise). Son père est arrivé d’Algérie en 1948, sa mère en 1957. Ni l’un ni l’autre n’a jamais raconté à ses enfants ce que furent ces premières années en banlieue parisienne, alors que, de l’autre côté de la Méditerranée, la guerre ravageait l’Algérie. Il y a quelque temps, quand Fathia a choisi pour sujet de thèse la vie des immigrés algériens en Seine-Saint-Denis de 1945 à 1962, elle en a profité pour faire enfin parler son père. Après des réticences, celui-ci a accepté d’ouvrir sa mémoire, et il en est résulté six heures de cassettes, que, pour le moment, Fathia Lounici garde pour elle. En précisant seulement ce fait étrange : « Quand j’ai mis en marche le magnétophone, soudain, mon père s’est mis à me vouvoyer. » Timidité devant un signe extérieur de savoir auquel il n’a pas eu accès. Mais peut-être, aussi, effroi de confier un trop lourd secret à sa descendance.
En 1945, il y avait 40 000 Algériens en métropole. Ils sont 400 000 au moment de l’indépendance, concentrés en quelques points : Paris, le Nord, Lyon, Marseille. A l’usine Renault de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), « ils représentent 12 % des salariés », note Laure Pitti (1). Ils vivent dans des hôtels miteux, des bidonvilles, des foyers de la Sonacotral (Société nationale de construction de logements de travailleurs algériens, première appellation de la Sonacotra) bâtis à la hâte. Venus pour fuir la misère du djebel, parfois aussi les premières exactions de l’armée française, ils ont connu de la guerre d’Algérie celle qui s’est déroulée en métropole de 1954 à 1962 et dont le point d’orgue tragique fut la répression sanglante de la manifestation du 17 octobre 1961 par le préfet Papon.
« On se méfiait de tout le monde »
De la souffrance qui fut la leur pendant ces années-là, ils n’ont jamais rien dit ou presque à leurs enfants. Aujourd’hui encore, ils se défilent. « Il faut des heures de patience, revenir plusieurs fois, établir la confiance, pour qu’ils acceptent de parler. Et, souvent, ils restent lapidaires », témoigne Fathia Lounici. Le sujet commence à intéresser l’université. L’an dernier, l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) a lancé une vaste enquête. Résultat : les correspondants départementaux de l’IHTP fouillent les archives, mais ne parviennent pas à recueillir des témoignages.
M., 66 ans, arrivé en France à 13 ans, n’accepte de rencontrer Libération que pour justifier son refus de parler : « Le passé, c’est le passé. » Volubile, il s’étend sur les malheurs d’aujourd’hui. Il sera impossible de le faire changer d’avis sur sa propre histoire. Il livre pourtant un élément : l’habitude de se taire remonte à ces années-là. « C’était la clandestinité, on ne disait rien à son père, on se méfiait de tout le monde. » Le père Arnold, un prêtre qui s’installa en 1953 dans un hôtel d’immigrés à Saint-Denis pour partager leur vie, ne dit pas autre chose : « Ceux qui militaient au FLN (Front de libération nationale, ndlr), je les ai découverts après le 17 octobre 1961, quand ils ont disparu pendant des semaines et qu’ils sont revenus tout amochés. Avant, c’était dans les esprits, mais on n’en parlait jamais. »
De l’époque, le père Arnold se souvient d’abord des coups de feu dans la rue. C’est que, de 1956 à 1958, la bataille fait rage entre le FLN et le MNA (Mouvement national algérien) de Messali Hadj. On relève 4 000 tués. « Mon père m’a raconté l’histoire d’une bagarre au café entre des Algériens de tendances opposées. L’un d’eux a pris une balle perdue et il est resté paralysé à vie. On allait le voir, quand j’étais petite, sans nous expliquer ce qui s’était passé, bien sûr », raconte Fathia Lounici. « C’est un motif important du refoulement actuel : ils ne veulent pas déballer les horreurs faites en famille », explique l’historien Mohamed Harbi, ancien dirigeant de la fédération de France du FLN. En 1956-1957, quand le FLN lance des ordres de grève, ils sont suivis à plus de 80 %. L’organisation clandestine quadrille la plus grande partie de la population immigrée, en cellules de trois. Brahim Benaïcha arrive en 1960 à Nanterre avec sa famille, il est âgé de 8 ans : « On voyait l’agitation tous les jours, les tours de guet, la relève des cotisations, l’interdiction de boire de l’alcool et de fumer. Il y avait un tribunal du FLN pour maintenir la discipline. » Trois ans plus tôt, la première fois que Monique Hervo, membre de l’association d’entraide Service civil international, pénètre dans le bidonville, elle est suivie par des hommes du FLN. « Après la guerre, j’ai appris que le FLN avait fait une réunion pour savoir s’ils me gardaient dans le bidonville. Et qu’ils avaient décidé que je pouvais continuer de travailler. »
Se taire, donc, pour lutter. Mais aussi pour tenir le coup. Car, militant actif du FLN ou pas, la vie est dure. En métropole, les Algériens sont, en théorie, des citoyens comme les autres. Contrairement à ceux qui sont restés là-bas, ils disposent d’un droit de vote plein. Mais aux yeux de l’administration, avant même les événements, ils sont une catégorie particulière, à surveiller. A Renault Billancourt, où le FLN a implanté une section d’entreprise, les photos des ouvriers sont transmises aux services de police par la direction du personnel et les arrestations sont fréquentes. Dans les rues se pratique la « rafle au faciès ». Sur les cartes d’identité est apposée la mention « Français musulman d’Algérie », et un camp d’internement administratif est implanté dans le bois de Vincennes. Dans les foyers Sonacotral, il est fortement conseillé aux locataires de ne pas parler politique. Les directeurs envisagent un temps de supprimer la télévision, car les reportages attirent des foules inaccoutumées de Nord-Africains. Des lignes téléphoniques d’alerte sont installées entre les foyers et les commissariats. Deux ans plus tard, après plusieurs attaques, parfois mortelles, contre des gérants, ceux-ci sont autorisés à porter des armes. Pour corser le tout, l’Etat choisit de recruter pour ce travail des anciens de l’administration coloniale, parlant arabe, supposés « savoir y faire ». Pour Yvan Gastaud, maître de conférences à Nice (2), « c’est aussi à cette époque qu’apparaît en métropole un vocabulaire importé d’Algérie : ratons, ratonnades, melons... »
« Ils ont eu souffrance sur souffrance »
A Nanterre, à l’école de Brahim Benaïcha, les petits Nord-Africains du bidonville côtoient les petits Français de souche du HLM d’à côté : « Il y avait une différence physique, vestimentaire, de langage. Mais je ne me souviens pas qu’on se soit battus entre nous à propos des événements d’Algérie. On jouait à la guerre des boutons dans les jardins du HLM, pas plus. Il y avait du respect, et les instituteurs étaient très vigilants à notre égard. » Parfois, de simples particuliers manifestent leur compassion : en 1961, alors qu’il a deux petites filles, le père de Fathia Lounici emprunte à son patron et achète un pavillon à un couple de personnes âgées qui, attendri par les bambins, consent un rabais.
Mais le racisme est vif et les forces de l’ordre multiplient les humiliations. « Une fois, ils sont venus la nuit nous chercher, ils ont attaché le lacet de mon pied droit avec celui du pied gauche de mon ami et il a fallu que nous sortions comme ça de l’hôtel jusqu’au commissariat », rapporte un témoin cité par Fathia Lounici. En 1958, année où Maurice Papon est nommé préfet de police de la Seine, est décrété un premier couvre-feu visant les « travailleurs nord-africains ». « C’était illégal, on était français ! s’indigne Brahim Benaïcha. Vous imaginez un couvre-feu pour les Corses ou les Bretons ? Mon père était tous les jours en infraction. Il faisait les trois-huit chez Citroën. Il partait à 4 heures du matin, marchait trente minutes pour rejoindre la gare de Nanterre-la-Folie. Puis le train et le métro. Il était très souvent arrêté. Il revenait quelques jours plus tard, et parfois il avait été tabassé. »
A Nanterre, le bidonville de la Folie est l’objet d’un véritable harcèlement par les « brigades Z » de la police. « J’entends encore le souffle des chiens passant dans les ruelles, se souvient Monique Hervo. Ils rentraient, ils emmenaient les gens, ouvraient les matelas, faisaient réveiller les bébés, parfois ils vidaient les poêles... Un jour, j’étais dans une maison où la mère préparait à dîner pour ses quatre enfants : ils ont vidé la casserole sur les vêtements. » Le bidonville dépend du commissariat de Puteaux, dont la simple évocation sème l’effroi : « Il s’est passé des horreurs dans les caves de ce commissariat. C’était rempli de sang. » Brahim Benaïcha perçoit cela avec sa conscience d’enfant : « On jouait au gendarme et au voleur, et le militant du FLN, dans notre imagination, ressemblait aux héros de bandes dessinées de l’époque : Bleck le Rock, Akim et Zembla. Il luttait pour la justice. »
Le 5 juillet 1962, à l’indépendance enfin obtenue, une explosion de joie secoue le bidonville. Les cadres du FLN s’en vont en Algérie. D’autres tentent le retour, restent quelques années, puis reviennent en France. « Après 1962, il y a eu un hold-up des consciences, estime Brahim Benaïcha. Nous étions tous persuadés que nous retournerions en Algérie. Nous avons vécu longtemps dans le mythe du retour. Moi-même, je n’ai eu la nationalité française qu’en 1995. Les autorités françaises et algériennes nous ont oubliés. » A Alger, l’historiographie que le nouveau pays tente de construire « vante le paysan et le moudjahid, jamais les immigrés de France, renforçant chez eux l’idée qu’ils n’auront fourni que le nerf de la guerre : l’argent », analyse Laure Pitti.
Ultime raison, peut-être, d’un silence obstiné. « Ils sont usés, ils ont eu souffrance sur souffrance. Tous leurs espoirs se sont écroulés », résume Monique Hervo. Depuis la parution de son livre sur le bidonville de Nanterre (3), elle a tenu de nombreuses réunions publiques, où les beurs, surtout en province, sont venus lui dire : « Racontez-nous ça, on veut connaître l’histoire de nos parents. » Brahim Benaïcha est l’un des rares à avoir exposé son histoire, dans Vivre au paradis (4), dont il a vécu l’écriture « comme une psychanalyse ». « Mais pour les jeunes, ajoute-t-il, il y a un trou. Ils n’ont aucune connaissance de la période de la guerre et cela les renforce dans la crise identitaire et dans l’idée que la France est un pays pourri. » Une douleur comme héritage, muette et intacte : « Les anciens ne veulent plus y penser, dit le père Arnold. Mais ils ne peuvent pas s’empêcher d’y penser. » Aujourd’hui, le père de Fathia a 77 ans.
Par Eric AESCHIMANN et Hervé NATHAN, www.liberation.fr
– (1) Auteure d’une thèse sur les Ouvriers algériens à Renault Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 70, à paraître aux éditions Bouchène.
– (2) L’Immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Seuil, 2000.
– (3) Chroniques du bidonville, Seuil, 2001.
– (4) Vivre au paradis, d’une oasis à un bidonville, Desclée de Brouwer, 1992. Ce livre a été adapté au cinéma en 1999 par Bourlem Guerdjou.