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Le bébé forge-t-il une théorie de l’esprit ?

jeudi 28 avril 2005, par nassim

Guignol profite de l’absence du Gendarme pour cacher le bicorne de celui-ci. Où donc le Pandore cherchera-t-il d’abord son couvre-chef à son retour ? "Là où Guignol l’a caché !", répondront les bambins de trois ans. "Là où le Gendarme l’avait laissé", corrigeront leurs aînés d’un an. Douze mois de maturation qui leur permettent de distinguer chez autrui les croyances fausses.

Cette capacité à appréhender la subjectivité, à se représenter l’esprit d’autrui, est une étape fondamentale du développement du petit d’homme. Les dispositifs expérimentaux, qui reprennent grosso modo la saynète décrite ci-dessus, indiquent qu’elle se construit au fil de l’acquisition du langage. Mais de nouvelles observations, mettant en scène des nourrissons de 15 mois, suggèrent que cette faculté pourrait avoir une origine bien plus précoce.

Kristine Onishi (université McGill, Montréal) et Renée Baillargeon (université de l’Illinois, Champaign) ont mesuré le temps passé par une cinquantaine de bébés à observer les faits et gestes d’une actrice jouant à ranger une tranche de melon en plastique dans des boîtes vertes ou jaunes.

L’expérience prévoyait ensuite un déplacement spontané de ces boîtes et le passage, ou non, de la tranche de l’une à l’autre, sous le regard des deux protagonistes, le bébé et l’actrice. L’hypothèse des chercheuses était que lorsque cette dernière chercherait l’objet dans la mauvaise boîte, le bout de chou regarderait plus longuement cette opération inattendue. C’est bien ce qui s’est passé, comme elles le résument dans la revue Science du 8 avril.

"Ces résultats suggèrent que les enfants de 15 mois possèdent déjà ­ au moins sous une forme rudimentaire ou implicite ­ une théorie de l’esprit, écrivent-elles. Ils comprennent que les autres agissent en fonction de leurs croyances et que celles-ci sont des représentations qui peuvent refléter, ou non, la réalité." Les deux chercheuses indiquent que leurs observations pourraient permettre de mettre au point des outils de détection précoce des enfants autistes, qui ont précisément des difficultés à passer les tests standards de "fausses croyances" et dont les difficultés de communication sont souvent décrites comme liées à une déficience dans l’élaboration d’une théorie de l’esprit.

UN PROCESSUS DOUBLE

Cet enthousiasme est cependant tempéré par un second article publié dans Science, qui s’interroge sur la véritable signification de ces nouvelles observations. Comment expliquer en effet que des bébés de 15 mois, ne sachant pas encore parler, possèdent la faculté de distinguer les fausses croyances, alors que ceux de trois ans, à la langue pourtant déjà bien pendue, n’en sont en grande majorité pas capables ?

Peut-être parce que la longueur du regard ne témoigne pas d’une prise de conscience d’un comportement erroné, avancent Joseph Perner (université de Salzbourg) et Ted Ruffman (université d’Otago, Nouvelle-Zélande). Mais plutôt d’un temps de traitement de l’information allongé, au niveau cérébral, face à une situation qui n’avait pas été rencontrée lors de la phase initiale de familiarisation, avancent-ils.

Seconde explication possible : les bébés auraient intégré une règle de comportement, sans pour autant se forger une théorie de l’esprit : dans l’expérience, la règle est que l’on cherche un objet là où on l’a vu pour la dernière fois. On peut parfaitement l’intégrer, et être surpris lorsqu’elle n’est pas respectée ­ ce que traduit un temps d’observation plus long ­, "sans pour autant concevoir que l’esprit est le médiateur" entre la vision et l’action.

Pour Joseph Perner et Ted Ruffman, la théorie de l’esprit ne vient aux enfants qu’au terme d’un processus double : comme les autres primates, ils ont une prédisposition à intégrer les nouvelles règles comportementales. "Ensuite, les enfants développent une compréhension plus profonde du comportement à travers leur "enculturation" dans une communauté de langage", notent les deux chercheurs.

Ils citent des études montrant que des enfants sourds élevés par des parents ne souffrant pas de ce handicap connaissent généralement un retard de développement langagier de plusieurs années, qui se traduit par une compréhension tardive des fausses croyances.

Par Hervé Morin, lemonde.fr