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Le Japon, maître du bachotage

mercredi 27 avril 2005, par nassim

50 000 « juku » se livrent une concurrence féroce dans l’organisation des cours du soir au Japon.

Dans l’escalier qui mène au 4e étage de l’école Shidokai, un des juku du quartier de Yoyogi, à Tokyo, une grappe d’enfants s’essouffle pour arriver à l’heure au cours de Yoshifumi Aratake, leur sensei (maître) attitré. Trois à quatre fois par semaine, entre 17 h et 21 h, avec une pause de vingt minutes pour avaler le bento (boîte-repas) préparé par leur mère, enfants et adolescents de 9 à 15 ans viennent ici bûcher dur. Très dur. Objectif : préparer les examens d’entrée (d’été et d’hiver) aux meilleurs collèges et lycées. L’école Shidokai de Yoyogi, un des 50 000 cours privés de rattrapage du pays, est une filiale du groupe Shugakusha, inscrit au Jasdaq (2e section de la Bourse de Tokyo), qui affiche un credo très vendeur en ces temps de compétition acharnée entre écoles d’enseignement parallèle : le dépassement par la connaissance. Catégorie sciences. « Notre juku forme de futurs médecins et scientifiques, explique Kan Nagai, 63 ans, ancien d’American Express parachuté à la tête de l’école. Nos élèves cravachent les sciences et les mathématiques. »

Traité d’économie. Il est 17 heures. Six enfants sont assis face au tableau dans la salle 48. Engoncé dans un costume-cravate bleu marine, le professeur Aratake entame le cours de « social », véritable traité d’économie. Sujets du jour : la politique des prix, la distribution et les banques. Telle une machine, maître Aratake livre sa science à ses protégés. Un savoir à l’évidence enseigné d’ordinaire au lycée ou à l’université. Le sensei n’oublie rien. Surtout pas le trait d’humour qui fait rire les petits, soudain guillerets, et détend un instant l’atmosphère pesante de cet effrayant bourrage de crâne chronométré. Pourtant, aucun élève ne donne ici l’impression de souffrir. A chaque question, une main se lève et la bonne réponse fuse. Idem à côté, salle 46, où une maîtresse décrit comment naissent les nuages.

A 18 h 30, Aratake sensei éteint la lumière. Déplie son PC, déroule un écran : « Nous allons maintenant expliquer comment se forment l’inflation et la déflation. » A part un garçon et une fille, qui ont décroché et piquent du nez, les yeux embués de sommeil, les autres restent scotchés aux paroles du maître, hochant la tête comme des grands. Ils prennent peu de notes, l’oeil rivé sur leurs polycopiés. Sans qu’on sache toutefois s’ils saisissent ne serait-ce qu’un tiers du cours.

Sacrifice. Kan Nagai livre la clé du juku : « En fait, à peine 10 % ou moins de nos 1 500 élèves inscrits réussiront vraiment, décrocheront la voie royale, les meilleures écoles et universités. Peu importe. Car tous veulent y croire. » Les enfants comme les parents. « Une majorité de gens aisés, concède Nagai-san. Des docteurs, des hommes d’affaires. Car le juku, c’est un business. Cela coûte très cher. Placer un enfant chez nous coûte au minimum 1 million de yens par an (7 690 euros, ndlr). » Pour certains, le juku est synonyme de sacrifice. « Des parents cumulent des petits boulots pour offrir le juku à leur enfant », glisse un responsable de Shidokai.

Estimée à environ 8 milliards d’euros, la filière des juku connaît une croissance exponentielle. Depuis trois ans, les profits du groupe Eikoh, n° 1 au Japon, progressent de 30 % en moyenne. Mais les temps changent. « Grâce à l’Internet et à la télévision câblée, d’autres systèmes d’enseignement parallèles se développent », précise un dirigeant de Yoyogi Seminar, école de bachotage voisine de l’école Shidokai. Kan Nagai, lui, n’y croit pas. Rien, d’après lui, ne remplacera jamais la voix de son maître.

Par Michel TEMMAN, liberation.fr