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La Sicile islamique du IXe au XIe siècles

mardi 10 août 2004, par Hassiba

La particularité de l’ouvrage de Aziz Ahmad est d’apporter un maximum d’informations sur la période musulmane du IXe au XIe siècles en Sicile. Ce qui rend sa lecture agréable et enrichissante.

Les siècles qui ont suivi l’avènement puis l’expansion de l’Islam à travers les trois plus grands continents : Asie, Afrique, Europe, sont marqués par des événements déterminants que des historiens, parmi ceux qui usent largement de procédés pédagogiques, n’arrivent pas à reconstituer fidèlement, en raison des nombreuses zones d’ombre sur des faits d’armes, conquêtes, régions que des investigateurs du domaine ont le devoir d’élucider.
Le livre de Aziz Ahmad, professeur en études islamiques à l’université de Toronto, apporte un éclairage certain sur l’islamisation d’une île : la Sicile, dont on ne parle pas assez. Pourtant, cette région méditerranéenne, point stratégique pour les pays de l’Europe du Sud, recèle jusqu’à aujourd’hui des vestiges remarquables de cette conquête arabo-musulmane, tant sur le plan religieux que sur celui de la culture, des arts en général, de l’architecture, de la toponymie. Même la langue sicilienne doit comporter des mots arabes versés dans le moule de la langue du pays.

Nous disions donc que ce qui suscite notre intérêt, ce n’est pas seulement le livre en lui-même, mais le thème qu’il développe et qui semble avoir fait l’objet d’une démarche scientifique.

De la conquête à la dynastie
des Kalbites en passant par
la domination aghlabide
et fatimide

En 826, l’empereur byzantin Michel II désigna Constantin pour gouverner la Sicile. Ce choix ne tarda pas à provoquer le mécontentement d’un prétendant à ce même poste stratégique, Euphéménius, qui entra vite en rébellion au point même d’aller chercher allégeance auprès d’un souverain aghlabide, Zayadât Allah, de l’Ifriqiya, à qui il fit des propositions alléchantes : placer la Sicile sous la tutelle de la dynastie arabo-musulmane, à condition d’en être le gouverneur.

Sitôt l’accord conclu, l’occupation arabo-musulmane fut organisée sous Asad Ibn Al Furât, désigné par Zayadât Allah. Un corps expéditionnaire constitué d’Arabes, de Berbères, d’Espagnols, de musulmans de Crête, de Persans, fut dirigé vers la Sicile. Même des hommes de science rallièrent cette armée. Aussi, les Byzantins ne tardèrent pas à être battus. Mazara et Syracuse furent prises. Cependant, comme dans toute guerre d’occupation, les deux belligérants, étrangers à l’île tous les deux, vont continuer de se battre pendant des décennies.
Du côté musulman, Ibn El Jawari prit le commandement en remplacement de Asad Ibn Al Furât, disparu. La guerre n’a pas empêché les Arabes de frapper une monnaie à l’éffigie de Zayadât Allah et de Mohammed Ibn Ali Al Jawari. Ce dernier trouva la mort et fut aussitôt remplacé par Zuhayr Ibn Al Ghawth. Du côté byzantin, Theodotus, chef acharné, finit par trouver la mort après de nombreux sièges imposés à ses adversaires. Bien que l’Espagne et l’Ifriqiya de la dynastie aghlabide ont été des pourvoyeurs en vivres, en hommes et en munitions, les musulmans de Sicile ont manifesté leur intention de rester indépendants par rapport à ces deux métropoles. Ce fut avec Abû Fihr Mohammad, cousin de Zayadât Allah qui prit le commandement et remporta vite des victoires sur les Byzantins. Grisés par les succès, ses subalternes lui donnèrent la mort. On envoya à sa place Fadl Ibn Yaqub, puis Abu Al Aghlab Ibrahim qui mit en place une logistique primordiale pour poursuivre la conquête, des forces navales, sans lesquelles il n’aurait pas été possible de prendre Castellaccio et Tindaro, considérées jusque-là comme des forteresses imprenables.

En 837, le chef aghlabide envoya une expédition contre Castrogiovanni qui ne tarda pas à céder. Ce chef aghlabide, Abu El Aghlab, mourut après 16 ans de règne en Sicile avec l’aide de ses généraux compétents et loyaux. Abbas Ibn Fadl prit la succession, après qu’il fut désigné par l’émir aghlabide Muhammad 1er (841-856). Il y eut cependant beaucoup de frictions entre le gouverneur de l’île, voulant être indépendant, et l’Ifriqiya. Avec les Fatimides, qui mirent fin à la dynastie aghlabide, la situation s’accentua. Le pouvoir fatimide s’imposa dans l’île aussi bien en théorie qu’en pratique. On assista à l’arrivée de nouveaux immigrants, et à la faveur d’une autorité solide, la démographie donna les signes d’une évolution satisfaisante. Le général Jawhar a fini par acquérir une grande célébrité pour avoir étendu le gouvernement des Fatimides non seulement sur la Sicile, mais aussi sur l’ensemble de l’Afrique du Nord et de l’Egypte qui venait d’être conquise. Des mosquées furent érigées un peu partout. Mais quelle que fût la situation, les velléités des indépendantistes étaient plus manifestes que jamais. Hasan Ibn Al Kalbi, qui fut envoyé d’Ifriqiya comme gouverneur, a été l’un des cofondateurs de la dynastie semi-indépendante des Kalbites qui gouverna l’île pendant 90 ans. Le même Hasan tenta même à deux reprises d’envahir l’Italie en 950 et 952. Il revient à l’Ifriqiya, à la mort du calife Al Mansur qui fut remplacé par son fils Al Muizz (953-975). Hassan laissa en Sicile son fils Ahmed Ibn Hasan.

Une guerre éclata de nouveau entre Byzantins, appelés en renfort par les Chrétiens de Sicile, et les musulmans. Mais les Arabes ne connurent que des victoires. En 972, El Muiz transféra la capitale fatimide au Caire. Ce qui consolida l’indépendance de la Sicile sous l’autorité d’Abu l’Qasim Ali Ibn Hasan, puis de son fils Jabir, d’Abu l Futuh Yusuf, d’Ahmed Al Akhal appelé Tayid ad Dawla.

Plus tard, les Kalbites siciliens se liguèrent aux Zirides pour attaquer divers points byzantins comme les côtes grecques et Thrace en 1035. Constantinople était sur le point de signer un traité de paix. Abu Hafs renforça ses liens avec les Zirides, beaucoup plus que ne l’avaient fait ses prédécesseurs, contre le péril byzantin. Le général ennemi Maniakes avait pris Messine, puis d’autres villes, avec l’appui des Russes et des Arméniens.
Le grand voyageur arabe Ibn Hawqal donna une description de la Sicile sous le règne d’Abu l Qasim (872-73). Il parle de harat, qasr, de fortifications flanquées de tours. La population parle d’une ville qui avoisinait les 300 000 habitants, à la faveur d’un développement considérable.
Il devait parler de Palerme qui possédait plus de mosquées que n’importe quelle autre cité musulmane qu’il avait visitée. Il y avait à Palerme des Arabes, des Berbères, des juifs, des Grecs, des Lombards, des Slaves, des Persans, des Turcs, Noirs. Ibn Hawqal trouvait bizarres les Palermitains pour leurs goûts et leur état d’esprit.
Institutions et vie intellectuelle arabes pendant la période islamique

Après une longue période d’instabilité due aux luttes imposées par des envahisseurs, beaucoup plus soucieux d’occuper les lieux que de s’occuper du développement économique et intellectuel, les domaines scientifique, philosophique, littéraire connurent une période des plus florissantes en Sicile, sous le gouvernement des musulmans. Vers 905, 910, des juristes occupaient leurs fonctions de la façon la plus digne pour créer aux Siciliens des conditions de vie humainement reconnues.
De nombreuses écoles formèrent beaucoup d’hommes de loi pour faire face au processus de restauration de l’ordre public.

La philosophie, ainsi que la lexicologie, la linguistique, la botanique connurent un essor considérable à la faveur d’une intelligentsia très en avance sur les autres pays européens. A titre d’exemple, Ibn Rashiq (1000-1070), linguiste sicilien né à M’sila, mais qui a pris la fuite en Sicile pour échapper à la répression des tribus hilaliennes en Ifriqiyya, Ibn Al Birr (Abû Bakr Muhammad Ibn Ali), lexicographe et philosophe né en Sicile à la fin du Xe siècle. Il étudia à Alexandrie et à Mahdia, puis revînt dans l’île à la fin de la période kalbite. Que de poètes illustres ! De la trempe de Mujbir Ibn Ibrahim, wali de Mesisne et de territoires d’Italie du Sud. Mujbir fut aghlabide de Sicile.

Ainsi, l’influence arabe est beaucoup plus évidente que celle des Byzantins en Sicile où les documents et décrets de Roger II étaient rédigés en latin, en grec et en arabe. Les autres textes officiels en arabe ou bilingues (arabe et grec) portaient une « âlama » se référant à Dieu par le texte coranique.

En plus de la monnaie qui portait le titre en arabe « Nasir an Nasraniyya » à la manière des Fatimides. La âlama de Guillaume II portait l’inscription arabe « Louange à Dieu, Il est juste de Le louer ». Guillaume II patronnait des médecins et des astrologues, dont certains devaient être musulmans, puisque Ibn Jubayr prie Dieu de préserver les musulmans de succomber à toutes les séductions, tout en complimentant Guillaume II d’avoir su utiliser leurs talents.

La transmission
de l’héritage arabe

Cet héritage s’est trouvé en Espagne arabo-musulmane, en Italie et en Sicile. Au XIIe siècle, la langue scientifique couramment employée était l’arabe. Un grand nombre d’ouvrages, composés à l’origine dans la langue du Coran, particulièrement en médecine, en mathématiques et en astronomie, ont fait l’objet d’une traduction du latin vers l’arabe pour être ensuite traduits dans d’autres langues ! Gérard de Crémone (1114-1187) appartient à l’école de Tolède. On se rappellera qu’il était italien et que son attention pour la médecine gréco-arabe était née en Italie et l’avait conduit à étudier en Espagne et à traduire un grand nombre d’ouvrages à partir de l’arabe. Théodore avait étudié à Mossoul et à Baghdad où il était un des maîtres de la tradition universitaire arabe d’Orient, tout comme Michael Scot l’était de l’Andalousie. Théodore a son nom inscrit sur le registre de la cour (1239-1240) comme rédacteur des lettres en arabe, dépêchées par l’empereur au sultan de Tunis.

Les juifs surtout se sont intéressés à l’héritage arabe en traduisant en hébreu les commentaires d’Aristote par Ibn Rochd. Yehuda Cohen, d’origine espagnole mais résidant en Italie (1247), est l’auteur d’une vaste encyclopédie scientifique en arabe qu’il traduisit également en hébreu. Kulliyyat fi t-tibb d’Ibn Rochd fut traduit en 1255 par le juif Bocanossa. Il en est de même du Taysir d’Ibn Zuhr (Avenzoar) traduit à Venise.

Des investigateurs ont pu relever des inscriptions en calligraphie arabe, réalisées probablement en multicolore. Aziz Ahmad parle des peintures originales du plafond de la Palatine exécutées par des artistes arabes. Quelques-unes de ces inscriptions et peintres artistiques ont été redécouvertes, mais gravement endommagées au XVIe et XVIIe siècles.

Etant donné sa situation géographique, au carrefour des pays du nord et du sud de la Méditerranée, et sur la route qui a relié l’Orient et l’Occident depuis la nuit des temps, la Sicile a une histoire millénaire à vous raconter. Tous les conquérants, même avant l’arrivée des Phéniciens, lui ont imprimé des marques, tant sur le plan humain qu’environnemental.

Aziz Ahmad, qui a fait un travail assez bien fouiné sur la période musulmane, nous a donné un aperçu sur ce qu’un pays de vieille civilisation a pu connaître comme transformations, guerres, événements majeurs, hommes qui lui ont redonné de multiples visages. Son livre est à lire avec beaucoup d’attention tant il comporte des noms et des dates historiques à retenir.

Boumediene A., La Nouvelle République

 Aziz Ahmad, La Sicile islamique,
 Publisud, 143 pages