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L’économie rentière n’est pas perpétuelle

lundi 17 mai 2004, par Hassiba

Dans un certain pays relevant de la rive Nord où le travail constitue une appréciable source de richesse, les officiels ont, durant la journée du 1er Mai, rendu tous les honneurs aux hommes de peine.

En effet, ils ont appliqué à la boutonnière du veston des travailleurs fêtards un brin de muguet auquel sont accrochées de merveilleuses clochettes blanches. A travers ce geste, aussi simple soit-il et eu égard à la symbolique véhiculée par cette plante odoriférante, ces officiels ont adressé leur vive reconnaissance à la classe laborieuse de leur pays.

Sans doute, ils voulaient encore insinuer par ce geste que la prospérité de leur pays reflète un haut degré d’avancement caractérisé par une humanisation du milieu social à l’occasion du travail. Ce labeur de longue haleine n’a été rendu possible que par la substitution des « pouvoirs » à des compétences. Or, si c’était le cas pour les prolos de ces contrées, qu’en serait-il pour les travailleurs algériens ? Ceux-ci ont eu droit durant cette même journée à un discours creux diffusé par l’Unique qui ne voulait pas se départir de son rôle traditionnel : le matraquage de l’esprit. Le débit monotone a été, comme à l’accoutumée, peaufiné par l’habituelle langue de bois savamment cultivée. Tantôt, on ressassait des « exploits », tantôt on vantait une lutte syndicale vraisemblablement entreprise. En fait, tout ce boucan a été médiatisé pour rabâcher la décision concernant une insignifiante augmentation. Ainsi, par la bénédiction du « saint patron », les besogneux percevant moins de 8000 DA, empocheront 2000 DA d’augmentation. Quelle impartialité ! Pour de nombreux travailleurs qui brandissent l’argument de taille, à savoir l’érosion du pouvoir d’achat, cette somme est juste suffisante pour l’achat d’une couronne de « chrysanthèmes ». Les fossoyeurs qui prétendent se soucier du sort des travailleurs, sauront avec ces chrysanthèmes, fleurir une tombe bien singulière, située quelque part dans l’ex-zone industrielle où ils y avaient enterré naguère le travail. Pourtant, le travailleur algérien, à l’instar des travailleurs des autres pays, a décemment découvert les « peines » et les « joies » inhérentes au travail.

A titre de rappel, l’apport financier provenant de la nationalisation des richesses nationales, a permis au président défunt de concrétiser progressivement sa politique industrialisante dont la finalité est de surmonter les difficultés économiques et sociales léguées par la colonisation. Contrairement à certains pays tels que l’Iran et le Venezuela, l’aisance financière en Algérie, a favorisé l’émergence d’un secteur public. Inspirée de l’industrie industrialisante, chère à Destane de Bernis, la vision globale de ce chef d’Etat s’est matérialisée sur le terrain d’une manière progressive. Ainsi apparut un secteur industriel multisectoriel caractérisé par les branches mécanique, sidérurgique, électrique et pétrochimique. Ces industries, doit-on le préciser, sont appelées à satisfaire la consommation locale et à se substituer aux importations. La même politique de développement a envisagé une réforme agraire visant l’établissement de nouvelles structures agraires et la modification des rapports de production. De même, l’agriculture est aussi appelée à fournir les biens alimentaires nécessaires à la population et prioritairement à assurer le plein emploi. De par leur interpénétration, selon cette vision, les deux secteurs sont solidaires. Le développement de l’un entraîne nécessairement le développement de l’autre.

Mais quelles que soient les critiques acerbes adressées à cette politique, on ne saura occulter certains aspects positifs. D’abord, à l’occasion du travail, la « solidarité horizontale » fut établie : un simple bien de consommation nécessite une contribution de plusieurs travailleurs pour sa réalisation. Ainsi dans le cadre professionnel, des travailleurs ont tissé des relations entre eux. L’un a besoin de l’autre. Ensuite, fut prouvée la « solidarité verticale » à travers laquelle, ces mêmes travailleurs se sont inspirés des travaux de leurs prédécesseurs. Enfin, à force de travail, l’ouvrier a eu droit à certaines qualifications.

Cela n’a pas été le cas de nombreux travailleurs algériens qui furent marginalisés pendant la période coloniale. Outre cela, le plein emploi, la couverture des besoins d’une manière digne à travers un salaire honnêtement gagné et les joies que procurait cette « peine » pour les membres de la famille sont aussi des avantages considérables. Malheureusement, pour diverses raisons, le transfert du savoir-faire d’une génération à une autre se trouve inhibé pour le moment. Les jeunes générations ignorent, pour une grande part, la finesse ouvrière rudement acquise par leurs aînés. Le constat est valable pour le secteur du bâtiment issu de la même politique de développement. Des employés ayant acquis un savoir-faire ont été soit mis au chômage, soit absorbés par d’autres secteurs. Allusion faite à certaines entreprises nationales de construction qui ont été disloquées. Au moment présent, on fait appel à des entreprises étrangères. A entendre un ancien ministre annoncer le chiffre de 22 000 travailleurs chinois faisant partie de l’entreprise chinoise sollicitée, c’est effarant ! Les autres secteurs ayant été perturbés sérieusement sont ceux de la santé, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique et celui de l’éducation. Un travail herculéen a été entrepris pour la formation des cadres de ces secteurs. Néanmoins, d’innombrables médecins, chercheurs et enseignants ont pris le chemin de l’exil pour s’établir sous d’autres cieux où les conditions leur sont favorables.

Les pays d’accueil n’ont dépensé aucun sou pour leur formation onéreuse, ils jouissent cependant de leur matière grise. Certes, la politique de développement susmentionnée n’est pas dénuée d’imperfections. Certains analystes ont affirmé à ce propos qu’en plein parcours, le social a bénéficié d’une part considérable au détriment de la rentabilité économique. Par ailleurs, la sphère agricole a connu des entraves. Des restrictions limitant la propriété individuelle ont aussi inhibé l’initiative personnelle. En sus de ces inconvénients, de nouvelles habitudes ont été intégrées au milieu rural tandis que les légataires de la finesse paysanne, des bourbiers, des vanniers, des cultivateurs ont troqué leurs instruments contre une combinaison bleue. Ils ont ensuite quitté la périphérie pour s’établir dans une usine du centre urbain. Mais durant les tristes années de leur exil citadin, eurent-ils peut-être regretté cette verte campagne qu’ils ont livrée à la désolation. Toutefois, ces observations ne justifient en aucun cas l’intention de certains détracteurs qui préféraient à travers leur faux raisonnement escamoter les acquis décrochés par l’Algérie indépendante pour tenter ensuite de revenir à la case départ.

Cette tentative est incongrue, car au début des années 1980, l’Algérie disposait de tous les ingrédients nécessaires pour amorcer une véritable phase de développement économique et social. Après mûre réflexion, des analystes ont avancé l’idée de la restructuration des entreprises pour pallier les difficultés entravant le secteur public. D’éminents économistes y ont contribué, mais ils durent être évincés et mutés ailleurs. La tâche ardue a été confiée cependant à un commis de l’Etat. Sans considérations à l’aspect décisif de la situation, il a agi par ineptie parce que développant une cécité. Sa démarche a été fort décevante et, contre toute attente, il procéda à émietter les entreprises du secteur public. Tout le monde s’attendait à une restructuration des entreprises. Surprise ! Le démantèlement de celles-ci a eu lieu. Entre temps, les réserves financières continuaient à s’épuiser dans les projets évoquant la somptuosité.

Arguant des foules entières, des adeptes de « sybaritisme » ont eu pour mission de dénigrer la période de « rudesse » et combler de louanges ceux qui ont orchestré « l’ouverture », comme s’ils eussent été privés, frustrés et renfermés. Ces jouisseurs se pavanaient par la suite dans les endroits chics, exhibant d’une manière éhontée un luxe mal acquis et arrogant.A entendre leurs propos, ils se sont servis. Mensonge ! leur ont rétorqué les besogneux. A moins que l’on considère ce fait comme une accumulation primitive du capital ou bien encore, une forme d’appropriation tolérée. Dans les faits, ces arrivistes ont accaparé illégalement et inégalement les richesses accumulées après que des parts entières de la population eurent enduré tant de privations et de frustrations. L’hémorragie des capitaux n’a pas été jugulée pour autant. Dans cette foulée, l’on pouvait retenir un fait important : avec les allocations touristiques. L’engouement pour certains destinations a été intrigant. Certes, les uns ont atterri à Paris. Mais beaucoup d’autres ont préféré se rendre à Peshawar... Comme les cours montaient et descendaient, la chute des prix du pétrole a été imprévisible. Consécutivement, la situation économique et sociale a frôlé l’irréparable.

Anémiée par une prodigalité, fragilisée par le ralentissement de l’activité économique, l’Algérie était en ébullition. Programmés ou spontanés, les événements d’octobre 1988 eurent lieu. Des jeunes ont payé de leur vie. Que de chrysanthèmes ! Le lendemain, le parti unique et certains de la Nomenklatura endossèrent la responsabilité. Mais ce qui dérangeait le plus, c’était le manque d’argent. L’Algérie proclamait alors la « mendicité officielle ». Le crédit lyonnais, le Club de Paris, le club de Londres, et par la suite le FMI, ont été sollicités. Mais avec quel taux d’intérêts ? Depuis lors, une série de replâtrages a été décidée : multipartisme, rééchelonnement et réajustement structurel. Pour les personnes avisées, à chaque fois que les conditions furent réunies pour avancer d’un cran, une sorte d’amaurose s’abattait sur ceux qui assumaient la politique économique. Tout se passait comme si la situation était irréversible pour qu’enfin, l’Algérie fût entraînée dans une décennie de terrorisme. Décidément, il fallait le dire en pleurant : « De chrysanthèmes en chrysanthèmes ! » Il aurait été judicieux de procéder dès le début de la crise par la mise en œuvre d’une réorganisation globale de l’économie qui concernerait même les entreprises privées. Il fallait à l’égard de celles-ci entreprendre des mesures efficaces.

En toute vigueur, l’économie nécessite des décisions fixant des objectifs à atteindre par la mise en œuvre des facteurs (capital-travail) tout en définissant les droits et les devoirs des parties concernées. Autrement dit, la rente liée aux hydrocarbures n’est pas perpétuelle. Une diminution quelconque peut altérer son rythme et entraîner des complications fâcheuses pour l’économie. Le coût serait difficile à être supporté. Cette mise en garde fait allusion à une décision politique salvatrice imprégnée d’héroïsme et de magnanimité. Elle consiste à assurer le passage d’une économie rentière à une économie de production à entreprendre à travers le déploiement des forces sociales effectives. Or, si l’on veut expliciter davantage l’impasse de l’économie rentière, l’évocation des siècles de la décadence est révélatrice. Au Maghreb, les trois Etats, à savoir les Mérinides, les Zianides et les Hafcides, se maintenaient grâce à leur position d’échange. Ils contrôlaient les routes des caravanes acheminant l’or depuis l’Afrique noire. Ils tiraient ainsi leur rente en échangeant ce métal précieux contre les produits manufacturés des Européens qui développaient déjà la fonction de production.

Mais comme la rente n’est pas éternelle, il a fallu que les voies maritimes soient découvertes pour que les Européens aillent eux-mêmes acheminer l’or depuis l’Afrique noire. Les trois Etats du Maghreb ont ainsi perdu leur position d’échange et s’écroulèrent. Dans le même contexte, socio-historique, vers 1492, le sultan de Grenade Aboabdil, déchu par la reconquista, atteignit le col qui fut nommé par la suite l’Ultime soupire du Maure (Ultimo Supiro Del Muro). Les larmes aux yeux Aboabdil s’arrêta net pour pouvoir regarder une dernière fois Grenade. Sa mère qui était à côté, lui dit : « Tu pleures maintenant comme une femme un royaume que tu n’a pas su défendre comme un homme. » Humiliante est la fin pour tous ceux qui ont mésestimé le travail humain. A en décider maintenant pour des couronnes de chrysanthèmes ou pour des brins de muguet ?

Par Lamine B.,Sociologue-enseignant, El Watan