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L’Abbé Pierre :« Je voulais être marin, missionnaire ou brigand »

vendredi 8 octobre 2004, par Hassiba

On ne possède vraiment que ce que l’on est capable de donner. Autrement-on n’est pas le possesseur, on est le possédé.

Lorsque à 19 ans, il renonce à sa part d’héritage et entre chez les capucins, Henri Grouès, qui allait devenir plus tard l’abbé Pierre, prenait déjà ses distances avec la société. Une société avec laquelle il avait des comptes à régler. Sa destinée avait basculé. « Je voulais être marin, missionnaire ou brigand », admettra-t-il bien plus tard après avoir conquis le monde en parlant des choses qui ne vont pas, fustigeant crûment tous ceux qui portent atteinte à la dignité de l’homme et à son intégrité. Né à Lyon le 5 août 1912, cinquième d’une famille catholique de huit enfants, ce fils de nanti apprend très tôt ce qu’est la misère. Ordonné prêtre en 1939, il se démarque des pratiques conventionnelles pour se mettre au devant de la scène. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il entre dans la clandestinité. Résistant, il crée des maquis. C’est au cours de cet engagement qu’il reçoit plusieurs noms d’emprunt dont celui de l’abbé Pierre.

A la libération, il est élu député. En 1949, il sauve du suicide un ancien bagnard désespéré et fonde avec lui les Compagnons d’Emmaüs, d’après le nom de ce village où Jésus, dit-on, apparut après sa résurrection. Dans ce climat d’après-guerre, où sévit une crise sans précédent, il mène avec le mouvement naissant une action en faveur des sans-abri. La grande aventure des chiffonniers bâtisseurs est née et l’abbé Pierre, son architecte, incarne parfaitement l’ambassadeur efficace des laissés-pour-compte.

C’est pour cela que les gens m’aiment
Le 1er février 1954, alors que Paris, transi de froid, grelottait, l’abbé Pierre appelait ses concitoyens à venir au secours des milliers de sans abri. Dans Paris meurtri, les laissés-pour-compte éprouvèrent du mal à survivre face à cette calamité naturelle. Dans ce contexte difficile, l’abbé, indigné, eut ces mots qui s’apparentent plutôt à un appel à la révolte : « Quand il n’y a pas de toit, il n’y a plus de droit. » Regard net, sous de grosses lunettes, béret éternel, canadienne hors des modes, s’appuyant toujours sur une canne, l’abbé incarne l’image du partage, de la charité et de l’humilité. Franc, direct et parfois provocateur, il n’y va pas par quatre chemins pour dire le désespoir des autres : « Mes principaux défauts sont l’indiscipline et l’impatience. Dois-je les réprimer ? Les cultiver ? Le dilemme est terrible, parce que c’est pour cela que les gens m’aiment ».

En 1958, quarante communautés d’Emmaüs sont déjà à pied d’œuvre en France et dans le monde. L’ascension de cette communauté suscite des convoitises et aiguise les appétits de certains qui veulent évincer le père fondateur. Mais contrairement à ce que ses allures laissent supposer, l’abbé s’avère un fin manœuvrier. Avec la ruse qui le caractérise, il réagit et consolide l’unité du mouvement, qui va prendre de l’essor à travers les quatre coins du globe... Dans ses fameuses Mythologies (1957), Roland Barthes disséquait déjà la légende naissante de l’abbé Pierre. L’écrivain s’attardait sur la barbe de l’ecclésiastique, signe à ses yeux d’apostolat et de pauvreté. « Les prêtres glabres sont censés être plus temporels, les barbus plus évangéliques. » Derrière la barbe, on appartient un peu moins à son évêque, à l’église politique. C’est d’ailleurs ce qui a fait s’interroger Barthes. « J’en viens à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »

Intervenant sur des thèmes porteurs, l’abbé stigmatise les sociétés obnubilées par une course effrénée vers un matérialisme débridé qui encourage l’injustice et l’exclusion. Alors, l’abbé prend son bâton de pèlerin, et revendique le devoir d’intervention pour sauver les plus démunis. L’appel est pathétique : « Ce qu’il faut revendiquer, ce n’est pas l’égalité, qui est illusoire. De la naissance à la mort, il y a inégalité. Quand l’enfant naît, le père et la mère sont forts et il est faible ; quand il sera devenu fort, ses parents seront devenus faibles. Ce qui est nécessaire à la vie même, c’est la solidarité ». L’abbé pousse parfois le bouchon plus loin sans se soucier ni des formes ni des conséquences, en transgressant allègrement les règles admises. « Il y a une loi avant les lois. Pour venir en aide à un humain sans toit, sans pain, sans soins, il faut savoir braver les lois. » Bourdieu quant à lui, en fait un personnage biblique : « Le prophète est un personnage extraordinaire qui surgit en temps de disette, de crise. Le prophète alors parle et dit des choses refoulées. L’abbé Pierre est quelqu’un qui prend la parole avec véhémence, indignation... »

Chouchou des Français, l’abbé devance dans les sondages des personnalités célébrissimes comme Zidane, Douillet, Depardieu, Deneuve, Belmondo...

L’abbé ne fait pas le moine
Vedette malgré lui, le père assume son rôle, avec une certaine désinvolture mais avec une assurance que lui envieraient les meilleurs acteurs, tant l’abbé donne l’illusion qu’il n’a jamais fait le moine. Et pourtant... « Si l’attachement des Français continue, c’est parce que les gens, tout le temps, ont besoin de s’accrocher à des absolus, à des croyances profondes. Ils ont besoin d’une figure d’un bonhomme qui incarne des valeurs basiques, pures. Tant qu’il y aura encore en France plus d’un million de familles mal logées et autant de sans-abri, il n’y aura pas d’honneur ni pour moi ni pour quelqu’un d’autre », annonce-t-il sentencieusement, lui qui sait aussi soigner son image. Les médias, ça le connaît, et ses intrusions y sont tout aussi régulières qu’appréciées par les chercheurs d’audimat. Car dans ce domaine, l’abbé est le prototype même de celui qui sait faire monter l’audience et capter un public avide de phrases chocs, venant d’un homme de religion, donc non suspecté de parti pris. Ses phrases sonnent comme un électrochoc : « Il n’ y a que les hommes pour tuer un million d’entre eux pour la victoire d’un chef. Des hommes qui ne se connaissent pas s’entretuent sur l’ordre de chefs qui se connaissent et ne s’entretuent pas ; chefs qui signeront la paix en se serrant la main, un verre de champagne dans l’autre. » Mais son idylle avec les médias va stopper net lorsque l’abbé soutient publiquement le bouquin de Garaudy. Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Il ne l’avait pas lu et avait de la sympathie autant pour l’auteur, son copain, que pour la cause défendue. Propalestinien, il fulmine qu’on le soupçonne d’antisémitisme.

L’affaire Garaudy
En 1991 déjà, il écrivait : « Je constate qu’après la formation de leur Etat, les juifs, des victimes, sont devenus bourreaux. Ils ont pris les maisons, les terres des Palestiniens. » Ce constat avait mis en émoi les défenseurs des thèses sionistes. Le soutien à Garaudy en 1996 est le geste de trop. Ce geste lui vaudra d’être exclu de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) dont il était membre d’honneur. Pis encore, il sera boycotté par le lobby médiatico-politique. Il sera contraint de faire repentance en direct à la télévision, en se démarquant, à son corps défendant du « révisionnisme » de Garaudy. à l’instigation du cardinal de Paris, Mgr Lustiger, juif converti par sa famille catholique d’accueil pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’abbé Pierre présente ses excuses officielles à la communauté juive. Il avait les larmes dans la voix et cette mise en scène prenait les allures d’une suprême humiliation pour celui qui avait osé dire : « Que reste-t-il d’une promesse lorsque ce qui a été promis, on vient de le prendre, en tuant par de véritables génocides des peuples qui y habitaient paisiblement avant qu’ils y entrent. Alors foutez-nous la paix avec la parole de terre promise ! » Cette étape de sa vie l’a beaucoup marqué. Il le dira plus tard. Entre temps, il continuera de sillonner le globe non pas pour prêcher la bonne parole, mais pour agir et sauver les « parias ». A l’occasion de ses nombreux voyages, il rencontre les grands de ce monde - Einstein, Eisenhower, Mohammed V, Nehru, Gandhi, le Dalaï Lama - et ne s’empêche pas de prendre position sur d’importantes questions de société.

Il était à alger en 1992
Mgr Teissier, archevêque d’Alger, connaît le personnage. « Nous suivons l’action de l’abbé Pierre depuis les années 1950, lorsqu’il a lancé son appel après la grande vague de froid qui a paralysé Paris pendant l’hiver 1954. J’étais à l’époque dans la capitale française et j’ai vu les premiers groupes rassemblés. Les Compagnons d’Emmaüs, 400 groupes dans le monde, essaient d’apporter des réponses aux pauvres, ce sont des pauvres qui vont à la rencontre d’autres pauvres. Ce qui est remarquable, ce ne sont pas des personnes aisées qui aident, mais des personnes en difficulté. Les compagnons, ce sont des gens ayant vécu des périodes difficiles dans leur vie, qui vont au secours d’autres personnes en détresse. C’est la marque d’une solidarité agissante assez originale. » Et Mgr Teissier de rappeler que « l’abbé Pierre était déjà venu en Algérie durant l’année 1992, où il a donné une conférence au diocèse avant de partir à Tamanrasset pour une retraite spirituelle et de méditation ». L’abbé Pierre sera à Alger dès samedi prochain pour inaugurer 85 maisons destinées aux familles sinistrées du séisme du 21 mai 2003. La Fondation abbé Pierre, rappelle-t-on, s’était engagée à réaliser ces maisons individuelles selon les normes parasismiques, en deux tranches, l’une en milieu rural, près de Dellys sur la côte est, à 100 km de la capitale, et l’autre au sein de la commune urbaine de Zemmouri, épicentre du fameux séisme sus-cité.

Parcours
Naissance le 15 août 1912 à Lyon au sein d’une famille aisée et pieuse. En 1931, il entre chez les capucins. En 1939, il est ordonné prêtre. Durant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint le maquis et devient résistant. En 1945, il est élu député et rencontre son ami Garaudy. En 1949, il fonde les Compagnons d’Emmaüs. En 1981, il est nommé officier de la légion d’honneur. En 1989, il suggère au pape Jean-Paul II de se retirer à 75 ans. En 1992, il refuse le grade de grand officier de la légion d’honneur pour attirer l’attention sur les sans-logis. En 1996, il soutient Garaudy, inculpé pour diffamation raciale à l’égard des juifs. L’Abbé Pierre est exclu de la Licra. 2001, l’Abbé Pierre chouchou des Français retrouve la première place dans les sondages.

Tahri Hamid, El Watan