Accueil > ECONOMIE > Gary Becker, 100% pur libéral

Gary Becker, 100% pur libéral

mardi 22 mars 2005, par Hassiba

Ça ressemble à quoi, un économiste libéral, un vrai de vrai ? A un bonhomme alerte et dégarni de 74 ans, Gary Becker, qui, d’une voix posée, affirme à la fois sa « sympathie pour les pauvres » et plaide pour un « marché du travail flexible ».

En visite pour une série de conférences à l’American University of Paris, Becker a répété les canons libéraux classiques : un Etat minimal et le plus de concurrence possible. Mais il a ajouté sa quasi marque de fabrique, l’extension des calculs économiques à la criminalité, au mariage, au choix de faire des enfants. L’auteur de l’Economie de la vie n’a cessé, durant sa carrière, d’appliquer l’analyse microéconomique à tous les comportements humains, même non-marchands, ce qui lui a valu le prix Nobel en 1992.

« C’est une caricature de libéral », estime Bernard Maris, chroniqueur à Charlie Hebdo et enseignant à Paris-VIII. « Un marxiste peut expliquer n’importe quel choix politique, social ou personnel en terme de lutte de classe, lui peut tout expliquer en terme de choix rationnels. Cela dénie l’existence du collectif, de choix irrationnels, du poids de l’histoire. » A cette aune, l’augmentation des divorces s’explique par une modification de la « division du travail » dans les couples. Et mieux vaut libéraliser la drogue, à partir du moment où les individus sont informés de ses dangers, car lutter contre le trafic coûte plus cher que cela ne rapporte.

Becker est un représentant de l’Ecole de Chicago, du nom de l’université où enseigna notamment Milton Friedman, qui influença la mise en oeuvre de l’indépendance des banques centrales ou la critique de l’Etat-providence. Pour le chercheur au CNRS Pierre-Yves Geoffard, l’apport de Becker (dont il fut l’étudiant) est « considérable » : « Il a étendu le champ de l’analyse économique en le redéfinissant plus par ses méthodes que par son objet. Il arrive ainsi à éclairer beaucoup de phénomènes. » D’autres sont plus réservés : « Il n’a pas inventé la lune », dit Thomas Piketty, qui juge beaucoup de ses conclusions « d’une grande trivialité ». En France, sa pensée peut dérouter : il apparaîtra ultralibéral sur certains sujets (fiscalité, rôle de l’Etat...). Toutefois, « ses positions sur la drogue ou l’immigration ne rentrent pas dans les cases françaises, estime Geoffard. C’est un libéral dans tous les sens du terme, économique, moral aussi. » Entretien en quatre chapitres.

Délocalisations
« Rendre les pauvres plus riches »
« C’est une bonne chose. Ce mouvement fait partie de la division internationale du travail. Nous avons toujours vu dans le monde le transfert d’une partie de la production vers des pays pauvres. Dans les années 60 et 70, beaucoup de textile est allé à Taiwan et Hongkong. D’autres produits vers la Corée du Sud et le Japon. Il n’y a rien de neuf. La Chine, qui représente la principale peur, ne crée pas un nouveau système. Elle se spécialisera encore longtemps dans des activités à bas salaires et peu qualifiées : petit électronique, textile, jouets. Les avantages sont nombreux. Dans les pays occidentaux, les consommateurs achètent moins cher. Et les Chinois veulent plus de produits de marques occidentales. Ce phénomène ne crée pas une perte d’emplois mais une redistribution. Aux Etats-Unis, certaines industries comme le textile sont en train de disparaître. Au final, nous n’avons pas d’augmentation du chômage. Les travailleurs se déplacent vers des secteurs où la demande progresse. Il faut un marché du travail flexible pour que les gens puissent retrouver facilement du travail. Ma sympathie va vers les pauvres, pas vers les riches. Le rôle de la science économique est de rendre les pauvres plus riches, pas de rendre les riches plus riches. Le marché du travail est bon pour les pauvres s’il leur donne la possibilité de trouver du travail. S’ils restent trop longtemps au chômage, c’est très mauvais pour leur moral.

Immigration
« Vendre
des droits d’entrée »

« Je suis pour l’immigration. Elle permet de dynamiser le marché du travail. Beaucoup de gens pensent qu’il est difficile d’intégrer les immigrants, qu’ils obtiennent trop d’aides. Ma proposition numéro un est que le gouvernement vende des droits à l’immigration, permettant à n’importe quel candidat de venir, après une enquête montrant que ce n’est pas un criminel. Les banques ouvriraient des prêts que j’appelle des prêts de capital humain. Ce ne serait pas nécessairement les riches qui bénéficieraient du système, mais plutôt les jeunes qui pourraient rembourser leurs prêts sur une plus longue période. Vous auriez le genre d’immigrants que vous souhaitez : des individus jeunes, énergiques, qui veulent s’intégrer au système. Les nouveaux venus seraient davantage attachés à leurs pays d’accueil et l’opposition à l’immigration s’affaiblirait parce que les gens paieraient pour venir. Un prix raisonnable pour les Etats-Unis serait 50 000 dollars. Cela ne prendrait pas si longtemps pour un travailleur qualifié venant d’un pays pauvre pour couvrir un tel prêt. Même pour un travailleur non qualifié qui gagnerait moins d’un dollar par heure dans son pays d’origine et huit dollars dans le pays d’immigration. Il ferait un profit de 7 dollars par heure. En travaillant 2 000 heures par an, il gagnerait 14 000 dollars. En trois ou quatre ans, il aurait assez pour couvrir son prêt. Bien sûr, il ne pourrait pas payer aussi vite, parce qu’il lui faudrait manger, et c’est la raison pour laquelle les banques consentiraient des prêts à long terme, comme les prêts pour étudiants aux Etats-Unis qui sont de l’ordre de vingt ans. Le prix serait fonction du nombre d’immigrants que vous souhaitez faire venir. Avec un million d’immigrants par an, le revenu pour les Etats-Unis pourrait atteindre 50 milliards de dollars.

Retraites
« Pour un système de placement individuel »
« Une première approche est de garder le système actuel, en faisant plusieurs changements : repousser l’âge de la retraite, augmenter les taxes sur le travail qui sont déjà très élevées, diminuer les pensions. L’autre approche, que je défends, est de mettre en place un système de placement individuel. Plusieurs pays se sont engagés dans cette voie. Graduellement, les gens placent leur épargne dans ces comptes, en combinant des actions et des obligations. Si vous avez un portefeuille diversifié, vous limitez les conséquences d’un krach sur les marchés boursiers. Même dans le cas de l’éclatement de la bulle Internet, un portefeuille où les obligations tiennent une place importante aurait donné un meilleur rendement que le système par répartition habituel (« pay as you go »).

Démographie
« Le revenu augmente avec le nombre »
« Le taux de natalité est maintenant inférieur au taux de remplacement dans des pays comme l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, le Japon et la Corée du Sud. J’essaie, dans les conférences que je donne à Paris, d’expliquer pourquoi la natalité a tant diminué. L’une des raisons est l’arbitrage que font les familles entre avoir un enfant supplémentaire ou investir davantage dans l’éducation de leurs enfants, ce qui est de plus en plus important dans une économie moderne. Les parents préfèrent avoir moins d’enfants, mais des enfants qui participent activement à cette économie. De la même manière, j’utilise une nouvelle théorie pour comprendre l’allongement de l’espérance de vie en prenant en compte la valeur que les individus placent dans le fait de vivre plus âgés. Quelles sont les conséquences pour l’économie ? L’approche malthusienne classique est qu’il vaut mieux être moins nombreux. Je pense qu’elle est révolue dans l’économie de la connaissance dans laquelle nous vivons. Le revenu par individu augmente avec le nombre d’individus. »

Par Florent LATRIVE et Laurent MAURIAC, liberation.fr