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Espionnage économique, arme cachée des grandes puissances

dimanche 27 mars 2005, par Hassiba

Dans un environnement mondialisé et fortement concurrentiel, la maîtrise de l’information joue un rôle déterminant dans les prises de décisions destinées à conquérir de nouveaux marchés.

Avec, en arrière-fond, l’unilatéralisme de l’hyperpuissance américaine, tous les coups sont permis dans la guerre que se livrent les entreprises ou les États pour s’approprier des renseignements ciblés sur les concurrents, les secteurs dits stratégiques, les technologies.

C’est une guerre silencieuse. Un conflit étouffé par le fracas de la croisade du Bien contre le Mal menée depuis le 11 septembre 2001. Pourtant, les victimes sont nombreuses : ni morts ni blessés, mais des chômeurs, des éclopés du travail, des exclus de la société. Les fondements même des sociétés en sont affectés. Les entreprises constituent les principaux acteurs de cette guerre économique dans laquelle elles s’affrontent avec ou sans la complicité des Etats. Des guerriers en col blanc sans foi ni loi se jouent des règles commerciales, se moquent de l’éthique et n’ont qu’une religion : l’augmentation des marges. Dans ce conflit, tous les coups sont permis, même les pires... Du moins si l’on en croit le dernier rapport officiel du député français Bernard Carayon (1), qui dresse une liste des nouvelles techniques récemment apparues en ce domaine.

Parmi celles-ci, le détournement de la Commission rogatoire internationale (CRI) semble en vogue actuellement. La CRI permet de demander à la justice d’un pays tiers de déclencher des actes judiciaires dans le cadre d’une instruction internationale. L’astuce consiste à placer un " bon expert " dans la CRI afin de soutirer des informations sensibles à une société mise en cause dans une affaire internationale. Le député du Tarn cite l’exemple d’un crash d’avion. Le motoriste français avait fait l’objet d’une CRI diligentée par la justice italienne : " Le magistrat français a pu observer le comportement suspect de l’expert italien qui, profitant de son statut, avait tenté de se faire remettre des documents confidentiels portant sur l’ensemble des moteurs du groupe, alors que seul un moteur particulier était en cause dans l’accident. Informé par son homologue français, le juge italien a décidé de révoquer l’expert. Cet expert judiciaire était par ailleurs employé par un groupe italien concurrent direct de la société française ... (2)"

Autre astuce dénoncée par le parlementaire dans son rapport : " Des responsables de l’industrie aéronautique en voyage professionnel au Proche-Orient se sont vus confisquer leurs ordinateurs portables par les autorités chargées de la sécurité de l’aéroport du pays visité. " Les PC sont retenus sous prétexte que les douaniers y ont trouvé des traces de poudre... " Cette pratique, insiste l’élu, justifiée officiellement par la lutte antiterroriste, semble être devenue courante dans cet aéroport (le rapport ne précise pas le nom de l’aéroport ndlr), et dissimule assez mal des opérations d’espionnage économique et scientifique. (3 )" Généralement, les portables sont renvoyés plusieurs semaines plus tard, mais sans leurs fichiers. On peut craindre également que leurs fichiers aient été copiés.

Armement, pharmacie, transport, agroalimentaire, enseignement supérieur... Aucun secteur économique n’est épargné. Plus personne n’est à l’abri. Même des sociétés sensibles aux activités duales (militaires et civiles) ne semblent pas suffisamment protégées contre ces menaces. Si, par exemple, la Snecma, leader européen dans le domaine des moteurs d’avions, a fait l’actualité lors de sa privatisation fin octobre 2004, rien n’a filtré sur les déboires de sa filiale Messier-Dowty, victime à l’automne 2001 d’une mystérieuse affaire.

Située à Bidos (Pyrénées-Atlantiques) Messier-Dowty, qui domine le marché mondial des trains d’atterrissage, travaille pour l’aviation civile et militaire. Or, le 7 novembre 2001, deux pièces du train d’atterrissage du Rafale Marine, le dernier avion de combat de Dassault devant équiper prochainement la marine française, disparaissent soudainement. Ces éléments - le caisson et le tube tournant du train avant - sont classés " stratégiques ", ce qui oblige la Direction de la surveillance du territoire (DST) à enquêter. L’usine est passée au peigne fin, ses bennes sont fouillées, la société Périsse, qui récupère ses déchets, est interrogée. Les pièces ayant peut-être été envoyées par erreur à la décharge voisine de Soeix, on vérifie. Aucune trace nulle part. La direction de l’usine évoque alors une erreur d’aiguillage entre ses différents fournisseurs et prestataires. Mais le rapport confidentiel d’enquête interne rédigé le 27 novembre 2000 rejette cette probabilité : " Si des cas semblables sont rares, en général les transporteurs qui reçoivent un colis qui ne leur est pas destiné réagissent sous 48 heures ; on peut donc s’interroger sur l’absence d’informations trois semaines après l’incident. "

Aujourd’hui, Messier-Dowty, la Snecma et Dassault campent sur leurs positions : les pièces ont été envoyées au rebut. Une conclusion qui ne coïncide pourtant pas avec le rapport cité ci-dessus. A l’usine de Bidos, les syndicats ne veulent pas s’exprimer sur cette affaire " trop sensible, qui dépasse [leur] compétence ". Du côté de la DST, l’heure est également à la discrétion. On regrette que Messier-Dowty et, surtout, la Snecma n’aient pas suffisamment collaboré à l’enquête, tout en soulignant que " le dossier n’est pas une priorité ". Autrement dit, il est enterré...

Pourtant, la thèse du vol par un pays allié circule toujours, trois ans après les faits. Dans l’entreprise et dans les services de sécurité, on a même sérieusement évoqué les pistes russe et américaine, mais ces hypothèses trop explosives ont été rapidement écartées par peur de déclencher une cascade d’ennuis diplomatiques.

Il n’en reste pas moins que certains s’accrochent à la thèse de l’espionnage économique et désignent sans détour nos amis d’outre-Atlantique. Pur délire paranoïaque ? Peut-être pas aussi simple. Surtout que d’autres éléments sont venus renforcer leurs soupçons. Quelques mois après la bizarre disparition de Bidos, l’entreprise qui stocke les archives de Messier-Dowty a reçu une étrange visite nocturne : des " espions du business " ont dérobé des microfilms contenant quelques secrets de fabrication. De plus, en juillet 2003, quatorze ordinateurs appartenant aux équipes d’ingénieurs qui travaillent sur le futur avion de transport militaire A400M ont été subtilisés (4). Un incident jugé suffisamment grave pour que le ministre de l’intérieur de l’époque, M. Nicolas Sarkozy, exige de sérieuses explications.

Question : qui s’intéresse de si près à ce programme aéronautique ? Une nouvelle fois, les spécialistes de l’intelligence économique français pointent du doigt les concurrents américains qui possèdent le C-17 (Boeing) et le C-130 (Lockheed Martin). Une désignation restée au stade de la présomption car aucune preuve formelle n’accuse ces sociétés étrangères.
La commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale a souhaité entendre M. Jean-Paul Bechat, président-directeur général de la Snecma le 12 mai 2004. Député de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), M. Didier Julia se souvient de l’avoir interrogé sur les pièces disparues du Rafale : " Il a rétorqué, précise le député, que les pièces d’atterrissage du Rafale Marine n’étaient que des "bouts de ferraille". " Voilà donc une entreprise leader mondial qui emploie 2 900 collaborateurs, affiche 589 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2002 et qui ne fabrique que des " bouts de ferraille ".

Pourtant, Messier-Dowty se trouve à la pointe de cette technologie avec son train d’atterrissage surnommé " train sauteur " pour ses qualités d’absorption exceptionnelles. Il permet, par exemple, à un avion de chasse qui transporte des bombes d’atterrir sur les porte-avions en toute sécurité, même en cas de houle importante (les variations de niveau pouvant alors se calculer en mètres). Les Etats peuvent être des alliés politiques, ils n’en demeurent pas moins de rudes adversaires économiques.

Depuis le 11-Septembre, les Etats-Unis ont trouvé l’alibi pour s’immiscer dans les affaires économiques des autres pays. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, ils tentent de régenter l’ensemble du système de transport international.

Mais l’enjeu dépasse largement la fabrication de ces équipements de pointe. Il s’agit ni plus ni moins de la maîtrise d’une technologie essentielle dans les années futures : la simulation numérique. Un train d’atterrissage est un système extrêmement complexe, notamment en matière de résistance des matériaux. Messier-Dowty et la Snecma développent des composites à matières organiques ou en titanes spéciaux et des aciers anticorrosion. Sur une seule des pièces qui le constituent, on compte parfois jusqu’à 50 opérations différentes. Il suffit d’une infime erreur pour mettre en péril la vie des passagers dans les phases les plus sensibles d’un vol : décollage et atterrissage. D’où la nécessité d’imaginer un processus de fabrication sans faille. C’est le rôle du calcul numérique, qui permet de simuler toutes ces opérations. Autant dire que ce genre de programme informatique nécessite des codes de calculs parmi les plus puissants et les plus complexes du monde. Mais le résultat est à la hauteur de l’investissement : un simulateur numérique réduit énormément les coûts d’essais et les délais de fabrication. Qui maîtrise cette technologie peut l’appliquer à tous les secteurs de l’industrie : l’aéronautique, l’automobile, le nucléaire, le BTP... On imagine alors l’impact sur la concurrence internationale.

Un programme de recherche avait été imaginé pour relever ce défi. Messier-Dowty et des scientifiques (Pierre-Louis Lions, Claude Le Bris et Jean-Paul Boujot) s’étaient rapprochés, mais la Snecma y a mis son veto en 2003 et a préféré confier à la société de services informatiques Capgemini une mission moins ambitieuse.

L’affaire du Rafale et les enjeux sur le calcul numérique ont été étudiés par les militaires du Collège inter-armée de Défense (CID). Un rapport classé " confidentiel défense " conclut à la thèse de l’espionnage économique et met en garde l’Etat contre les risques de fuite de cette technologie de pointe. Les cinq officiers auteurs de ce rapport ont été interdits de visite sur le site de Bidos par le PDG de la Snecma alors que le principe de leur venue avait été entériné par Messier-Dowty. Au moment où les portes de l’usine se fermaient devant les officiers français, des Américains procédaient à un audit au sein de l’entreprise. Messier-Dowty a en effet été choisi par Boeing pour fabriquer le train d’atterrissage de son futur 7E7...

Dernière précision : au début des années 1990, le département du commerce américain appuyé par la CIA a établi une liste de 22 technologies de pointe indispensables à la sécurité économique et militaire des Etats-Unis. Parmi elles figurent en bonne place les technologies liées aux matériaux...

L’affaire Messier-Dowty témoigne des relations tendues entre les Etats via leurs bras armés économiques, les multinationales. Les Etats peuvent être des alliés politiques, ils n’en demeurent pas moins de rudes adversaires économiques. Depuis le 11-Septembre, les Etats-Unis ont trouvé l’alibi pour s’immiscer dans les affaires économiques des autres pays. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, ils tentent de régenter l’ensemble du système de transport international.

Dans le transport aérien, ils viennent d’imposer aux compagnies de leur céder la quasi-totalité des données fournies par les passagers dans les vols transatlantiques. Et ce au mépris des lois européennes. Le chantage était clair : ou bien les données, ou bien une amende pouvant aller jusqu’à 5 400 euros par passager, voire carrément la suppression de l’autorisation d’atterrissage aux Etats-Unis ! Malgré les protestations, la Commission européenne s’est exécutée. Désormais, les Américains ont accès à la grande majorité des quarante données contenues dans le dossier du passager, le fameux PNR (Passenger Name Record) : moyen de paiement, numéro du siège, contact sur place, nombre de personnes voyageant ensemble, santé du passager, régime alimentaire, réservation d’hôtel...

Outre l’atteinte aux libertés individuelles, cet abandon entraîne de lourdes conséquences économiques. Qui peut garantir que ces informations ne seront jamais utilisées dans le but de retracer et d’analyser les déplacements des cadres importants et des dirigeants d’entreprises dans le cadre des grandes compétitions commerciales internationales ? Personne. C’est bien un formidable outil d’intelligence économique que l’Europe livre aux Américains. Sans aucune réciprocité entre les deux continents. Pourtant, une directive européenne d’octobre 1995 précise que le transfert de ces données n’est autorisé que si le pays tiers " assure un niveau de protection adéquat ". Le 21 avril 2004, le Parlement européen a donc refusé de rendre son avis sur cet accord entre la Commission et l’administration Bush. Les eurodéputés ont même choisi de soumettre ce document à la Cour de justice des communautés européennes. Comble de cette histoire : les Américains ont un accès direct au système de réservation d’Air France alors que ce même système est interdit aux services de sécurité français.

Mieux encore : la société Amadeus, qui gère les réservations d’Air France ainsi que celles des compagnies Iberia et Lufthansa, est actuellement approchée par plusieurs fonds d’investissement anglo-saxons : Carlyle, BC Partners, CVC USA et Civen. Créée en 1987 par les trois compagnies, Amadeus a vu récemment son capital évoluer. La Lufthansa a cédé une partie de ses actions, tandis qu’Iberia confirmait qu’elle était prête à le faire. Quant à la société Air France, qui possède 23 % du capital et 43 % des droits de vote, elle étudie l’intérêt de la vente d’une partie de ses parts, tout en précisant qu’elle " entend rester actionnaire significatif (5)". Ces cessions à répétition témoignent de l’absence totale de réflexion stratégique commerciale. Qui empêchera les nouveaux propriétaires de délocaliser les activités d’Amadeus dans des contrées moins regardantes du point de vue de la protection des données personnelles des passagers ?

Même schéma pour le transport maritime. Là encore, la méthode de l’ultimatum a été choisie. Pour assurer leur sécurité, les Américains ont obligé les grands ports à se soumettre à leurs exigences. En cas de refus, leurs navires étaient interdits de séjour aux Etats-Unis. Du coup, deux douaniers américains inspectent tous les jours les navires dans les ports du Havre et de Marseille. Idem à Alger et dans d’autres grandes villes côtières. " Même en tant que fonctionnaire du ministère des transports, je n’ai pas accès librement aux installations portuaires ", grogne un spécialiste de ces questions.

(...)

Comptabilité, transport, banque, audit, assurance... La bataille des normes fait rage. Pour les Américains, souvent à la tête de ce combat, il s’agit de former le monde à l’image de leur pays. C’est la doctrine du " Shaping the world ", telle que l’a exposée le président William Clinton dans un discours daté de 2000 sur l’état de l’Union : " Pour réaliser toutes les opportunités de notre économie, nous devons dépasser nos frontières et mettre en forme la révolution qui abat les obstacles et installe de nouveaux réseaux parmi les nations et les individus, les économies et les cultures : la globalisation . (6)"

En fait, au-delà de la préservation des intérêts économiques, chaque pays se bat pour sauvegarder son modèle socioculturel. Si la guerre idéologique est morte avec la chute du mur de Berlin, c’est une nouvelle guerre qui apparaît : celle où s’opposent les valeurs. Américains, Européens, Asiatiques, Arabes... Tous ne partagent pas la même vision du monde. Rien de tel que le marché pour imposer ses valeurs à travers le formatage des consommateurs.

 1 Rapport d’information, Assemblée nationale, 9 juin 2004 . Voir le site bcarayon-ie.com

 2 Rapport, op.cit.

 3 Rapport, op.cit.

 4 L’information figure dans le rapport du député Carayon, sans précision sur le nom de la société victime du vol.

 5 Communiqué de presse du 17 août 2004

 6 27 janvier 2000, www.whitehouse.gov/WH/SOTUOO/sotu-text.html

Par Ali Laïdi - mars 2005- iris-france.org -


Retrouvez le texte dans son intégralité dans Le Monde Diplomatique du mois de mars.