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Entretien avec Hassiba BOULMERKA

dimanche 3 avril 2005, par Stanislas

Hassiba Boulmerka, l’ancienne championne du 1 500 m féminin, s’était retirée sur la pointe des pieds après avoir pourtant porté très haut les couleurs nationales en offrant à l’Algérie sa première médaille d’or olympique aux J. O. de Barcelone en 1992.

Si l’on s’en tient au bureau cossu dans lequel elle nous a reçus, on peut dire qu’elle a réussi sa reconversion et treize ans après son fantastique exploit, elle n’a pas tellement changé physiquement même si elle a pris un léger embonpoint. Ses idées et son engagement n’ont pas varié non plus, et dans cet entretien, elle n’a pas hésité à asséner ses propres vérités qui ne plairont certainement pas à tout le monde.

Que devient Hassiba Boulmerka ?
Hassiba Boulmerka est une citoyenne algérienne ordinaire. Je consacre mon temps au travail et à mes affaires. Ceci dit, je vous remercie d’avoir pensé à moi et de me rappeler qui je suis (rires).

H. B. : On a pensé à vous lorsqu’on a découvert à nouveau Nawal El Moutawakil la championne marocaine à la tête de la délégation d’inspection des J.O. de 2012...
“Oui, parce qu’il y a une différence entre le Maroc et l’Algérie. Les autorités nationales font le contraire de ce que font les Marocains. Nawal El Moutawakil a été nommée ministre pendant deux mois pour permettre à son pays d’accéder à des instances internationales comme le CIO ou l’IAAF. On a exploité la médaille d’or olympique qu’elle avait remportée aux J. O. de 1984 pour que le Maroc ait une place de choix au niveau de ces instances. En Algérie, c’est l’inverse, on a tout fait pour détruire Hassiba Boulmerka.

Pourtant, vous étiez membre du Comité olympique algérien en 1996 ?
C’est vrai, et j’estime avoir accompli un travail remarquable . Seulement , M. Larfaoui avait bloqué ma candidature pour le renouvellement de mon mandat en la masquant avec celle de Noureddine Morceli.

Et avec du recul, vous pourriez nous dire pourquoi M. Larfaoui a bloqué votre candidature ?
Tout simplement parce que ce type est un égoïste et un antinationaliste. En agissant ainsi à mon égard, il a fait perdre un poste à l’Algérie au niveau du CIO pour rester seul au niveau de cette instance et pour qu’on ne le dérange pas et qu’on ne voit pas ses magouilles.

Aux derniers J.O. d’Athènes, la prestation des athlètes algériens a été très médiocre. Vous vous attendiez à un tel fiasco ?
Absolument !

Et comment vous expliquez ce ratage ?
Pour la simple raison que dans notre pays, il n’y a pas de politique sportive. Notre malchance, c’est qu’à chaque fois, nous avons des ministres politiciens qui ne s’occupent pas du tout du sport. Ce sont des gens qui viennent occuper le poste pour gérer leur carrière politique, le développement du sport est le dernier de leurs soucis.

Ils n’ont peut-être pas le budget nécessaire pour un réel développement ?
L’Algérie est en bonne santé économique et financière. Nous avons de bons athlètes et de bons entraîneurs. On a aussi d’excellentes promotions de techniciens du sport formées en Union Soviétique ou en Allemagne comme mon coach, M. Bouras, ou Noureddine Saâdi, qui est un bon entraîneur de football. Bon, je cite ces deux exemples, mais il y en a d’autres. En fait, chez nous, on a la recette pour bien faire mais il nous manque la décision politique.

Et c’est par rapport à cela que nous n’avez pas hésité à afficher votre choix politique en 1994 en soutenant la candidature de Zeroual aux présidentielles ?
Parce que j’ai toujours considéré que pointer du doigt une fédération, un club ou une AG n’était pas suffisant. Le problème se situe plus haut et je crois que je suis l’une des rares sportives qui lutte de manière très forte pour que les politiques fassent du sport une priorité et votent des lois adaptées à la réalité du pays.

Et c’est le seul idéal de votre combat ?
Evidemment, il y a des gens qui pensent que derrière mes revendications, il y a un désir d’occuper un poste important ou de devenir ministre alors qu’en fait ce n’est vraiment pas le cas. Moi, je dis tout simplement qu’actuellement le sport n’est pas une priorité. A partir de ce constat, on peut s’attendre à toutes les dérives comme le manque de moyens, la fuite des techniciens, des athlètes démoralisés, des prises en charge insuffisantes et je ne sais quoi encore.

Vous vous étiez engagée politiquement et on sait que vous êtes une battante, pourquoi vous n’avez pas fait acte de candidature aux dernières législatives pour essayer de lutter pour vos idées au sein de l’APN ?
Franchement, est-ce que nous croyez que les députés ont vraiment le pouvoir et la possibilité de défendre leurs dossiers ?

Ils font entendre leurs voix quelque part.
Mais ça ne suffit pas. Faire entendre sa voix et changer les choses sont deux actes complètement différents l’un de l’autre.

On va insister. En plus de l’APN, il y a des associations et un forum des sportifs. Faut-il les renier et se laisser faire ?
Ecoutez, soyons concrets et clairs, les jeunes Algériens ont en marre de la parole. Aujourd’hui, l’Algérien est pressé. Il veut du concret dans l’immédiat. Ça ne servirait à rien que je me “mouille” et que j’aille parler aux gens sans aucun résultat palpable. Les nouvelles générations sont plus pressées que moi.

Alors, il faut baisser les bras ?
Non, mais il faut tenir compte du fait que les jeunes qui sont venus après moi veulent du concret. Moi, j’ai géré ma carrière pendant 23 ans, j’ai souffert dans ma jeunesse et si je suis arrivée à décrocher ma première médaille olympique, c’est parce que j’y croyais énormément. Ma persévérance et mon courage alliés à l’obstination de mon entraîneur ont fait que je suis parvenue au plus haut podium. En vérité, il n’y avait pas derrière nous un système politique dont on aurait pu dire que j’en suis le produit.

En tout cas le système politique en place a profité de votre retentissante victoire et vous ne l’avez pas dénoncé à l’époque ?
Oui. On a cédé sur certains points, parce qu’il y a un certain chantage qui s’est exercé sur nous.

Quel genre de chantage par exemple ?
Par exemple, il fallait toujours caresser dans le sens du poil. Il ne fallait pas émettre la moindre contestation auquel cas on risquait d’être écrasé ou “merhi” pour reprendre le terme utilisé par certains responsables. En plus, j’avais conscience que notre pays avait besoin d’une image positive à un moment où il souffrait du terrorisme. J’étais la bougie qui avait illuminé une nation plongée dans l’ombre. A partir de là, il fallait bien mettre un peu du sien pour remonter un tant soit peu le moral du peuple. Ceci dit, à partir de l’année 1999, j’ai été soumise à de grandes pressions.

Quelles pressions ?
Je ne peux pas vous le dire maintenant. La vérité ne se dévoile jamais en un seul morceau.

Votre fin de carrière a été discrète et vous vous êtes retirée sous les critiques notamment avec le reproche de ne pas avoir honoré vos objectifs sportifs après avoir bénéficié d’une bourse olympique ?
Quand j’ai gagné ma médaille olympique, j’ai cru que ce sacre allait faire plaisir à la famille sportive beaucoup plus qu’au reste de la société. Mais, en vérité, dès mon retour en Algérie, j’ai senti que mon résultat avait dérangé beaucoup de gens. Ma médaille d’or avait fait de l’ombre à certains cadres du MJS et des personnalités qui avaient l’habitude de faire les gros titres des journaux. Finalement, Morceli, Bouras et moi-même sommes devenus les personnes les plus détestées de ce cercle. Donc, ces gens qui ne vivaient qu’avec du “vent”, ont voulu nous “casser” le plus rapidement possible pour retrouver les feux de l’actualité.

Et ils ont réussi, selon vous ?
Bien sûr. Aujourd’hui, Morceli et Boulmerka sont tombés dans l’oubli. Ces mêmes gens ont retrouvé les plateaux des émissions sportives de la Télévision nationale qui leur sont à nouveau ouvertes pour débiter des contre-vérités. Maintenant, pour en revenir à ma bourse olympique, on a précipité ma fin de carrière. J’ai obtenu cette bourse au mois de mai 1999 alors que j’aurai dû l’avoir en septembre 98 pour préparer la saison. Malheureusement, ma mère mourut en plein mois d’août, un coup dur que j’ai eu du mal à supporter, et qui n’a pas ému les responsables. Alors, j’ai décroché sans même avoir pris le temps à penser à ma reconversion et je me suis retrouvée face à mon destin sans rien parce que j’avais consacré tous mes efforts à porter très haut le drapeau algérien.

Et aujourd’hui vous vivez de quoi ?
Ne vous préoccuper pas pour moi. Le cerveau qui a su accaparer la première médaille d’or olympique de l’Algérie est capable de gagner aujourd’hui sa baguette de pain.

Et même beaucoup plus qu’une baguette ?
Disons que c’est une façon de parler.

Après votre médaille d’or, il a fallu attendre les Jeux de Sydney pour voir une autre Algérienne s’imposer à un si haut niveau. Vous avez une explication ?
En 1992, lorsque j’ai gagné la médaille d’or olympique, il y avait en Algérie plus de 80.000 licenciés en athlétisme. Aujourd’hui, il n’y a même pas 15.000 licenciés. Et vous pouvez aller vérifier ce chiffre. Voilà une chute libre qui peut justifier les mauvais résultats. Par ailleurs, les ligues régionales ont un budget dérisoire de trente mille dinars maximum et la plupart d’entre elles n’ont pas le téléphone. Alors comment voulez- vous promouvoir l’athlétisme avec si peu de moyens.

Il y a donc un problème de gestion ?
Moi, quand je me suis rendue dans l’ex-Allemagne de l’Est en 1989, j’avais remarqué que les anciens champions étaient intégrés dans la gestion du sport. Et c’est tout à fait normal parce qu’un ancien pratiquant connaît les exigences et les besoins du sportif. Par contre, quelqu’un qui n’a jamais pratiqué, encore moins à un haut niveau, il ne peut pas savoir.

Justement, vous ne faites partie ni d’une AG, ni de la fédération. Avez-vous refusé de l’être ou bien ne vous a-t-on jamais sollicitée ?
C’est moi qui les ai sollicités et on ne m’a jamais acceptée. La lettre que j’avais envoyée au ministère pour que je sois parmi les désignés du MJS au sein de l’AG de l’athlétisme n’a jamais eu de réponse”.

Vous n’êtes présente nulle part, ni au niveau d’une commission, ni au niveau de la fédération, encore moins au CIO. Ça fait beaucoup pour une ancienne championne olympique ?
Je ne suis même pas présente au niveau d’une commission féminine. Alors ?

Pourquoi n’avez-vous pas tenté de promouvoir l’athlétisme au niveau de votre région natale comme a essayé de le faire Morceli à Ténès ?
Parce que je crois que l’entraînement est avant tout une science. Un bon joueur de foot ne peut pas être automatiquement un bon entraîneur.

C’est l’éternel débat entre empirique et scientifique ?
Non, mais prenez le cas de mon entraîneur, M. Bouras. Il n’a jamais été un bon athlète. Il n’a jamais gagné un championnat d’Algérie, mais il a formé une championne olympique, car il a des connaissances scientifiques très élevées. Moi, quand j’ai démarré à l’âge de dix ans, j’étais encadrée par un technicien supérieur du sport et non pas par “Ammi flène” ou un autre.

Mais aujourd’hui où se situe la place de Boulmerka pour qu’on puisse bénéficier de son énorme expérience ?
C’est une question que je retourne à nos politiciens. Où est la place de Boulmerka ? Où est celle de Madjer ? Où est celle d’un boxeur comme Moussa ?

Commencez par y répondre vous-même ?
On en revient au manque de politique sportive. Si elle existait, on n’aurait pas à se poser la question. Tout athlète de haut niveau se retrouverait après sa carrière, dans une voie déjà planifiée et tracée soit comme dirigeant, gestionnaire, entraîneur ou formateur. Chacun doit avoir sa place dans le sport.

Pourquoi vous n’intégrez pas le forum composé de différentes personnalités sportives ?
Le forum est une excellente idée, mais ceux qui le composent n’ont pas assez de temps pour se réunir et discuter des problèmes du sport.

Est-ce que vous pensez qu’un conseil consultatif du sport national pourrait régler certains problèmes ?
Pour régler tous les maux du sport national, il n’y a pas mille chemins. Ou on commence par le bas et on remonte ou bien c’est le contraire. Il faut en quelque sorte une action pyramidale, mais ce ne sont pas les conseils, forums ou commissions qui régleront la question.

La relance du sport scolaire serait-il une première bonne solution, selon vous ?
Le sport scolaire ainsi que le sport universitaire et au travail fonctionnent comme l’image du politicien. C’est celui que l’on montre le plus à la télévision qui donne l’impression de travailler. Malheureusement, le sport scolaire est entre de mauvaises mains. On est en train de faire du populisme, rien de plus.

Et il y a plus d’associations que d’athlètes, non ?
Justement, l’autre jour le ministre de l’Intérieur a déclaré qu’il y avait beaucoup d’associations fantoches qui prennent de l’argent sans aucun travail, ni résultat. Sur ce point, je crois qu’il a raison. Et je crois que c’est la même chose pour les associations caritatives et culturelles. Moi, je pense qu’il est temps d’instaurer un cahier des charges strict et le faire respecter. A mon avis, la loi sur les associations doit être revue complètement.

Et si elle l’est, auriez-vous l’intention de créer une association ?
Non, je n’ai pas l’intention ni d’entraîner ni de créer une association. Je pourrai être membre d’honneur ou aider bénévolement, mais je ne veux pas avoir des charges officielles, parce que je suis fatiguée. Vingt-trois ans de sport de haut niveau, ça épuise, et surtout que j’ai eu à gérer ma carrière en pleine période de terrorisme. Maintenant, je veux vivre tranquille et en paix.
Et si jamais on vous sollicite pour un poste au niveau de la fédération ou pour devenir ministre, accepteriez-vous ?
Je suis une personne qui ne refuse pas le devoir, si l’Algérie a besoin de moi, je répondrai présente.

Même si vous êtes très fatiguée ?
On oublie la fatigue quand l’Algérie vous appelle. Moi, pour le drapeau national, je suis prête à mourir.

Alors supposons que l’on vous offre une place. Quelle serait la première mesure que vous prendriez ?
Je révolutionnerai le MJS où il doit y avoir un changement radical. Tous les anciens qui ont atteint l’âge de la retraite devront rentrer chez eux. Pour pouvoir ouvrir les portes à des jeunes diplômés et compétents même s’ils ne sont pas issus du milieu sportif. Notre MJS a besoin d’un coup de jeune qualitatif.

Récemment, vous avez accordé un entretien à une chaîne de télévision italienne. A l’étranger, on ne vous a pas oubliée ?
Je dois vous rappeler que j’ai été décorée de l’Ordre du Mérite national en Algérie. C’est en 1991 que le président Chadli Bendjedid m’avait remis la médaille en m’embrassant sur le front. C’était un hommage rendu à la sportive mais aussi à la femme et à la battante que je suis. En fait, je représente un symbole qui fait peur aux politiques et c’est peut-être pour cela que l’on m’a fermé l’accès à la Télévision algérienne et à des commémorations symboliques comme le 8 Mars ou le 1er Novembre.

En matière d’athlétisme mondial, quel est l’exemple à suivre aujourd’hui ?
Chaque pays a sa propre méthode et sa particularité. Je crois que l’Algérie peut avoir sa méthode. Alors, moi je dis aux décideurs de ce pays : “Recevez-nous et écoutez-nous ne serait-ce que pendant dix minutes. Pour vous faire part de nos réflexions et former de grands champions”.

Il y a une championne européenne qui a déclaré que tant que les femmes ne seront pas anticipées dans certains pays du tiers-monde, ces derniers auront du mal à produire des championnes. Un commentaire ?
A mon avis, le sport est le meilleur moyen d’émanciper la femme. Donc je suis tout à fait d’accord avec les propos de cette championne.

Quel a été votre modèle de femme contemporaine ?
Je citerais Indira Gandhi à l’étranger et Leïla Aslaoui en Algérie. Ce sont deux femmes qui m’ont beaucoup marquée avec leurs principes et leurs idées.

Et quelle est votre idée sur la délicate question de la réconciliation nationale ?
En ce qui concerne la réconciliation nationale, on devait d’abord faire un constat, puis situer les responsabilités et ensuite voir s’il faut se réconcilier et pardonner. Mais il ne peut pas y avoir de pardon sans rendre des comptes ?

Pour conclure, votre avenir, vous le voyez dans le sport ou ailleurs ?
Ma passion c’est le sport. D’ailleurs, mon premier réflexe quand je rentre chez moi c’est de me brancher sur “Eurosport”. Dès que j’achète un quotidien, je commence par lire la rubrique sportive. C’est difficile de se retirer d’une passion qu’on a cultivée pendant de longues années. Maintenant, nul ne peut prédire ce que l’avenir lui réserve.

H.B. et M. B., lesoirdalgerie.com