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Edmonde Charles-Roux : “J’ai le regret de ne pas avoir appris l’arabe”

mardi 11 janvier 2005, par Hassiba

Présidente de l’académie Goncourt depuis 2002, Edmonde Charles-Roux, passionnée d’Isabelle Eberhardt, écrit depuis 40 ans. Ses œuvres ont été traduites dans 14 ou 15 langues. Rencontre.

Liberté : Vous avez traversé le siècle passé avec ces moments de paix et de guerre. Quel regard y jetez-vous ?
C’est un siècle de bouleversements effrayants et de faits historiques quasiment insupportables, comme la Shoa qu’on aurait cru impossible. Mais la grande leçon de ce siècle, c’est d’apprendre que la barbarie est toujours possible. Nous devons y réfléchir énormément parce qu’on croit qu’elle ne reviendra pas. En réalité, l’autocratie revient et la barbarie est un danger encore présent aujourd’hui. Je donne comme exemple la guerre en Irak et son injustice. Donc, nous sommes dans une période qu’on peut qualifier de paisible, mais pleine de menaces. Il faut rester vigilant et essayer par tous les moyens, toujours et toujours, d’être branché sur la démocratie. Il faut tout de suite dire non aux choses qui sont intolérables et anti-démocratiques.

Vous étiez une actrice influente de ce siècle, rayonnant dans les champs culturels. Comment avez-vous vécu cela ?
Dans le respect du livre. J’ai eu la chance d’avoir été élevée dans une famille où la lecture était presque obligatoire. J’ai vécu dans la certitude que rien ne peut remplacer la lecture. Le plus beau spectacle de télévision, la plus fouillée des enquêtes de cinéma, etc. ne peut remplacer l’écrit. L’Europe est en train de se construire, je crois qu’il faut absolument réfléchir à la place du livre dans tout cela. Quand on voit les progrès de la communication à travers toutes les inventions, on se demande où va le livre. Mon premier roman, Oublier Palerme, écrit très jeune et ayant eu le prix Goncourt, a été le début de ma carrière durant laquelle j’ai eu l’aide et la confiance (surtout l’aide) d’hommes fantastiques sans lesquels, sans doute, ma carrière littéraire n’aurait jamais été ce qu’elle a été. Je pense notamment à celui qui a été mon parrain de la littérature, à savoir Louis Aragon, peut-être le plus grand poète français du XIXe siècle, qui a été pour moi un soutien fantastique.

Y a-t-il des choses que vous regrettez ou que auriez voulu refaire si vous aviez les moyens ?
Oui. Je regrette que la guerre ait interrompu mes études. J’étais extrêmement douée pour les langues. J’en parle quatre. J’ai le regret de ne pas avoir appris l’arabe. Je sens que ça manque terriblement à ma carrière littéraire. Je n’ai pas de connaissances réelles de la littérature du passé de l’islam. J’ai envie de parler dans la rue sans passer par des interprètes. C’est une leçon pour les jeunes. Quand les jeunes viennent me voir, en particulier les lycéens, - ils viennent de plus en plus depuis qu’on a créé le Goncourt des jeunes -, je leur dis qu’il y a des choses qu’on ne rattrape jamais. Pour moi, deux langues me manquent cruellement : l’arabe et le russe.

Votre parcours s’est mêlé à d’autres destinées atypiques, notamment celles d’Isabelle Eberhardt et de Coco Chanel. Quel est le lien, selon vous, entre ces deux femmes ?
Je suis tenté de dire aucun. Cela est dû au fait d’avoir emprunté deux chemins opposés, dans la mesure où Coco Chanel est une enfant du peuple, qui a grimpé les échelons de la société au point de devenir une baronne de la mode. A contrario, Isabelle Eberhardt est une enfant de la haute classe qui s’est volontairement déclassée pour devenir une errante, une clocharde, au mieux, une écrivaine-voyageuse.

Vous avez entamé votre carrière d’écrivain avec un roman, à savoir Oublier Palerme ; maintenant, vous passez à la photographie avec deux livres photographiques....
J’ai eu cette particularité de faire trois livres photographiques au beau milieu de mon œuvre littéraire. Considérant le mariage de l’image et du mot comme une connaissance accrue, mon éditeur m’a proposé de faire des deux tomes Un désir d’Orient (1988) et Isabelle du désert (1990) un seul livre illustré par des carnets photographiques. Moi, je ne n’y croyais pas trop. Mais une fois fait, le résultat est spectaculaire. Les jeunes ont acheté le livre surtout pour les photos. La force de ce nouveau livre est que les photos sont rigoureusement conformes au contexte socio-culturel de l’époque. On voit, en France, sortir des albums montrant l’Algérie d’Isabelle avec des photos de 1922 à 1940. Alors que l’Algérie d’Isabelle n’a aucun rapport avec cela.

Comment est née votre passion pour isabelle ? comment l’avait vous vécue ?
Ma famille vivait dans l’intimité, l’amitié, l’affection et le respect du maréchal Lyautey qui est, pour moi, l’homme qui a sauvé l’œuvre d’Isabelle. S’il n’avait pas obligé ses hommes de troupe à fouiller dans la boue pour récupérer les manuscrits d’Isabelle, nous ne serions pas là aujourd’hui à en parler. Il était un excellent connaisseur de textes, extrêmement attentif à l’écriture. Il était, également, un magnifique épistolier et il avait une admiration profonde pour Isabelle, femme de lettres. Quand j’avais 4 ou 5 ans, on discutait devant moi d’elle, de sa disparition et de ses écrits. J’avais eu connaissance, comme on peut en avoir dans une famille de lettrés, qu’il y avait cette femme au destin extraordinaire. Plus tard, j’ai décidé de faire de la recherche sur elle. Je suis partie en Russie où j’ai trouvé tous les dossiers de la famille, notamment, de la maman. Je suis la femme qui a découvert qui était la maman d’Isabelle. Elle, qui est un personnage essentiel de son œuvre. Ce personnage était dans l’adoration de sa mère qui était une très grande dame de l’aristocratie russe. Je suis allée habiter en Russie pour travailler sur les dossiers de l’armée russe dans lesquels j’ai trouvé le dossier entier du général de Murder, premier mari de la maman d’Isabelle.

Votre dernière publication est L’Expression. Comment est né ce livre photographique ?
Cela correspondant aux 16 années que j’ai passées à la direction du journal de mode Vogue et qui me mettait forcément en contact avec melle Chanel qui était la couturière la plus importante de France. En la côtoyant, j’ai découvert qu’elle avait une vie extraordinaire, puisqu’elle était fille d’ouvriers agricoles qui est devenue une impératrice de la mode. Si un écrivain n’est pas tenté par un sujet pareil, il vaut mieux qu’il fasse un autre métier.

On retrouve des similitudes entre le parcours d’Isabelle Eberhardt et le vôtre, en plus de l’héritage familial que vous avez évoqué, est-ce que cela vous a motivée à aller de l’avant ?
Reporter de guerre, je ne le suis pas. Mais Isabelle est la première femme à être reporter de guerre de l’histoire du journalisme de guerre. Elle a travaillé pour Al Akhbar. certes, j’ai travaillé pratiquement 12 ans sur l’œuvre d’Isabelle et ma passion est restée la même. Tous les sujets finissent par nous désintéresser un jour ; cependant, ce n’est pas le cas pour Isabelle. La fascination est toujours aussi forte que celle du premier jour.

Est-ce aussi cela qui vous a poussée à devenir le biographe de référence ?
Je crois qu’il faut se dire cela maintenant. Si vous voulez parler de quelqu’un, il faut que vous vous disiez, tout le temps, qu’après moi, personne n’aurait rien à ajouter. Il faut essayer de devenir l’écrivain de référence en allant le plus loin possible. C’est ce que j’ai fait. Et là, je dois rendre hommage à Gaston Deferre. Si je n’étais pas sa femme et lui ministre de l’Intérieur, je n’aurais jamais été reçue en Russie avec cette confiance.
Ressortir les dossiers des archives russes, notamment celui du général de Murder, c’est fouiller dans les dossiers des années 1930 à 1935. De plus, comme vous le savez, Saint-Petersbourg a subi des faits de guerre épouvantables. Or, les chercheurs russes qui ont retrouvé les dossiers, à l’époque de Brejnev, ont eu la gentillesse de me les remettre.

La Russie ignore Isabelle Eberhardt, la Suisse l’oublie et l’Algérie la rejette. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Cela me désole. Car, on sent en France un grand courant de sympathie, qui va croissant, autour de ce personnage féminin. Je le vois à travers ces jeunes qui achètent ce gros livre, cher, et qui me l’amène pour que je le signe. Je suis le premier spectateur de cette montée en puissance, bien méritée, d’Isabelle. Je souhaiterais que le premier pays qui la fête et qui ne l’a pas retenue soit l’Algérie. J’ai fait, en grande partie, mon livre pour cela. J’ai écris le livre pour le rendre “comestible” aux jeunes Algériens qui viennent étudier en France. Quand on m’a demandé de supprimer, par mesure d’économie, les pages annexes dans lesquelles il y a toutes les notes, j’ai refusé, car cela fait gagner huit jours de travail aux étudiants algériens qui viennent à Aix-en-Provence pour y étudier.

Je me garde bien de dire que le bruit courrait qu’il allait y avoir un colloque là-bas. On m’a téléphoné et on ma demandé de réserver mon temps et puis le colloque a été décommandé. Je ne sais pas pour quelles raisons. Mais je considère que c’est un immense personnage de l’histoire algérienne. Il est vain d’essayer d’effacer ce qui nous dérange dans l’histoire.

On l’a longtemps regardée avec un œil exotique, cet exotisme qu’elle a combattu. N’est-ce pas là un paradoxe ?
Tout à fait. Elle tournait en ridicule et avec ironie ceux qui voyaient en Afrique du Nord que les harems chatoyants et les fontaines douces... Elle se mêle aux gens dans les rues, fréquente les milieux populaires... Elle a vu comment travaille une sage-femme, comment mourait un sans-abri. C’est incroyable, le chapitre parlant du vieillard qu’elle veut sauver et qu’elle sort de la grotte où on mis les enfants... Elle a vu vraiment un pays de son époque.

Isabelle espionne ? Le débat n’est pas encore tranché ?
Une preuve de la méconnaissance totale des conditions réelles de la vie d’une femme, comme Isabelle, dans le désert.

À l’époque où elle meurt, elle n’avait plus de dents, tant qu’elle vivait durement. Elle suivait les caravanes à pieds, fumait le kif...
C’est vraiment prendre les militaires comme des crétins, l’intelligent Lyautey de surcroît, de dire qu’ils ont une femme pareille pour une informatrice. On sait qu’elle n’est pas une femme de confiance.
Elle était une raconteuse, on nous l’a dit, au maréchal Lyautey ; ses traversées nocturnes, ses voyages dans le désert... Cela n’a rien avoir avec les rapports de police. C’est une accusation stupide, mensongère et sans fondement. C’est une méconnaissance de tout le milieu et une injure pour les mémoires de Lyautey et d’Isabelle.

L’authenticité des écrits d’Isabelle est aussi au cœur de la polémique...
Vous avez tout à fait raison de faire allusion à un incident détestable relatif à sa première œuvre. Dans l’ombre chaude de l’islam, qui a paru sous l’initiative de Victor Barrucand qui s’est permis, par peur de l’opposition française à Isabelle tant elle a été très sévère au sujet de la présence française en Algérie, quelques changements. Barrucand s’est dit “si je donne le manuscrit in extenso, on aura une réaction française épouvantable”. Nous dirons qu’il a fait du “nettoyage”.

Il n’a pas ajouté des choses, il a transformé et neutralisé certaines choses. Je trouve cela important et très bon. le fait qu’il y avait eu une levée de boucliers parmi les islamisants français qui ont attaqué et traîné dans la boue Barrucand. Ce qui a fait que l’édition suivante a été publiée intégralement.

Qu’en est-il des autres manuscrits ?
On les a retrouvés tel quel avec des traces de sable dessus. C’est émouvant. On voit que tout va bien. Seul notre ami Mohamed Rochd, ayant remis en état les manuscrits d’Isabelle, est en mesure de soutenir le contraire. Il a fait un travail de moine. Il est magnifique.

1904-2004. Un siècle est écoulé. Y voyez-vous des similitudes ?
Les choses n’ont pas tellement changé. Notre Europe est sous menace terroriste, comme celle d’Isabelle, qui était sous la menace terroriste anti-tsariste. Une pression policière effrayante. La situation mondiale est tellement cruciale, on peut se poser la question sur ce que dirait Isabelle, même si on voit très bien les causes qu’elle aurait défendues. Elle aurait été certainement pour l’Irak...

Entretien réalisé par Tahar Houchi, Liberté