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Aux bancs de l’histoire officielle
jeudi 28 octobre 2004, par
En Algérie, les manuels scolaires d’hier et d’aujourd’hui témoignent de l’évolution de l’histoire officielle. A travers leur prisme, l’historien Benjamin Stora examine les mythes et les omissions qui jalonnent ces cinquante ans.
Longtemps, des personnalités emblématiques de la guerre d’Algérie, les collégiens et lycéens algériens n’ont connu qu’une dizaine de « martyrs », morts au combat. Depuis quelques années, des figures longtemps ignorées ont fait leur apparition au panthéon national. En Algérie comme ailleurs, les manuels scolaires restent des outils essentiels pour forger les mythologies nationales à partir de récits historiques produits par la volonté des Etats (1). Mais, en Algérie plus qu’ailleurs, l’histoire est un enjeu considérable entre les tenants de la « modernité » (plus volontiers laïcs) et ceux qui se réclament de « l’authenticité » (enclins à la préservation des traditions arabo-musulmanes).
Pendant près de quarante ans, de l’indépendance de 1962 à la fin des années 1990, huit manuels d’histoire, rédigés en arabe, ont été utilisés dans le système scolaire algérien. Avant la 5e année (l’équivalent de la 6e en France), l’histoire n’est pas enseignée. Il n’est question que d’« instruction civique ». En 5e année, la guerre d’Algérie, appelée « guerre de libération nationale », signifiant par-là que la nation algérienne était formée avant la présence coloniale française, est traitée en quatorze leçons. Malgré le jeune âge du public visé (10-11 ans), les manuels entrent immédiatement dans le vif du sujet, avec profusion de photographies et d’images de cadavres et de personnes torturées (les sources des images ne sont pas mentionnées).
En fin de manuel, l’annexe est une galerie de portraits des « chahids » (martyrs), accompagnés d’une courte notice biographique. Ils ont pour nom Didouche Mourad, responsable de région (wilaya) du Constantinois, mort en janvier 1955 ; Mostéfa ben Boulaïd, responsable des Aurès, et tué en mars 1956 par l’explosion d’un colis piégé par l’armée française ; Zighoud Youcef, qui organisa le soulèvement dans le Constantinois le 20 août 1955, et fut tué en septembre 1956 ; Larbi ben M’Hidi, responsable de la wilaya d’Alger et assassiné pendant la « Bataille d’Alger » en février 1957, par le commandant Aussaresses condamné en 2003 en France pour apologie de la torture ; Amirouche, redoutable chef de guerre en Kabylie, tué au cours d’un accrochage avec un autre responsable, Si Haouès, en 1959, ou Ahmed Zabana, le premier militant algérien guillotiné en 1956. Ce sont les grands « héros » de ce qui est appelé aussi la « Révolution algérienne ».
L’accent est mis sur la dimension du sacrifice suprême pour la patrie : donner sa vie, mourir en martyr. Cette écriture de l’histoire permet de ne pas évoquer la destinée de ceux qui sont restés en vie après la guerre... mais passés dans l’opposition. « La préparation de la grande révolution armée commença de façon secrète : 22 jeunes militants qui croyaient à la lutte armée (djihad) se réunirent pendant l’été 1954 à Alger (...) Ils constituèrent un petit groupe de six membres chargés de préparer la Révolution, qui fut fixée au 1er novembre 1954, à minuit, au nom du Front de libération nationale (...) A l’heure décidée, près de 3 000 moudjahidin surprirent l’armée de la colonisation par des attaques groupées, et annoncèrent le début de la Révolution », raconte le livre de 6e aux jeunes élèves algériens. Récit exact, à ceci près que les membres du « groupe des six » (voir photo) ne sont pas nommés certains d’entre eux étant jugés comme des adversaires du pouvoir.
Colons et militaires
Les manuels reprennent le chiffre officiel de « un million et demi de martyrs » tombés pendant la guerre, chiffre avancé dès 1963 sans aucune précaution par les autorités algériennes, et repris sans cesse depuis (les historiens français avancent le chiffre de 300 000 à 400 000 Algériens tués, ce qui est déjà considérable).
En 6e année, l’Algérie coloniale (1830-1954) est au coeur du programme. L’élève retrouve la guerre d’Algérie en 9e année (équivalent de la 3e en France) avec plusieurs chapitres : le déclenchement de la guerre, les combats de l’ALN... Contrairement au manuel de 5e, une place est faite aux « Français », mais seulement mentionnés sous les vocables de « colons » ou de « militaires ». La présence de la France apparaît sous le seul aspect répressif. Une introduction fait le point sur les multiples « résistances populaires » des Algériens musulmans avant 1954. Il est noté que si les Français ont pu asseoir leur domination, c’est aussi en raison du soutien d’autres Algériens musulmans... les harkis : « Des groupes de personnes ont préféré se vendre à l’ennemi et combattre leurs propres frères, déjà lors des premières révoltes au XIXe siècle, en échange d’argent, de biens, de titres. Ces groupes de harkas ont été responsables des pires répressions contre les civils algériens, ce sont eux qui ont été chargés de brûler les villages, des interrogatoires, de la torture et des assassinats, soit de la sale besogne de l’armée française. » (manuel de 9e).
En terminale, le lycéen s’intéresse à « l’Algérie dans le monde », notamment pendant les deux guerres mondiales. Un chapitre est dévolu à la comparaison entre les révolutions chinoise, russe et algérienne Ñ la « Révolution algérienne » est de fait essentiellement comparée avec des révolutions communistes. On trouve là l’influence de l’idéologie du nationalisme arabe, rangé dans le « camp socialiste » dans les années 1970-1980. L’histoire telle qu’elle est présentée suscite un sentiment d’admiration à l’égard de la guerre d’indépendance : « Cet enseignement te permettra de connaître les sacrifices énormes de tes pères, de tes ancêtres, de ton peuple pour la liberté de ta patrie : l’Algérie » (introduction du manuel de 5e). Le patriotisme est mis en avant, décrivant « la détermination du peuple algérien à refuser et à combattre la colonisation française » (introduction du manuel de 6e). Les manuels de première et seconde utilisent, dans leur introduction, la première personne du pluriel pour accentuer la démonstration : « Nous nous sentons tributaires envers la patrie sacrée. » L’histoire de la formation de la nation et de la guerre d’Algérie s’appuie sur les travaux de deux personnages connus pour leur appartenance à la mouvance religieuse animée par les oulémas (docteurs de la loi) : Mbarek el Mili (L’Histoire de l’Algérie dans les temps anciens et modernes, 1931) et d’Ahmed Tawfiq el Madani (Mémoire, 1976). Les deux auteurs prétendaient promouvoir une conception nouvelle de l’histoire algérienne : se réapproprier le passé en se débarrassant de toutes les visions contraires à « l’authenticité » de la nation. Ils entendaient contribuer à l’effacement des 132 ans de présence française en marquant le retour à la pureté mythique d’un Etat arabe et islamique qu’auraient détruit les soldats de Charles X en 1830. Leurs oeuvres symbolisent « l’histoire massive » où les rôles sont clairement définis entre les « héros » et les « traîtres », les libérateurs et les oppresseurs. Il n’est donc pas étonnant que les personnages les plus fréquemment mentionnés dans les manuels soient Abdelhamid ben Badis et Bachir Ibrahimi, les leaders du mouvement des oulémas, préconisant une lutte culturelle contre la présence française, avec pour devise : « L’Algérie est ma patrie, l’arabe est ma langue et l’islam ma religion. » Ainsi se dégage de ces manuels un air d’unanimisme, conforme au slogan du FLN après l’indépendance : « Un seul héros, le peuple ! » La question arabo-musulmane est omniprésente, la volonté des gouvernants d’arrimer l’Algérie au Moyen-Orient évidente (l’Egyptien Nasser est présenté comme un héros de la guerre d’Algérie), l’ancrage berbère fortement minimisé.
Le « retour » de Messali Hadj
C’était hier. Aujourd’hui, même si l’armature générale reste identique, les manuels d’histoire ont eux-mêmes une... histoire, un avant et un après-octobre 1988, moment d’effondrement du système du parti unique, avec à sa tête le FLN. Après 1992 (assassinat de Mohamed Boudiaf et début de la guerre civile algérienne) et surtout depuis 1999 (accession d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir), quelques évolutions sont apparues, notamment dans la manière de traiter la question berbère et les figures du nationalisme algérien. Ce qui est peut-être une quête de légitimité nouvelle pour les pouvoirs en place.
Certains dirigeants du FLN apparaissent, ou réapparaissent, photos à l’appui : Hocine Aït Ahmed, présenté en sa double qualité de responsable de la première branche armée de l’organisation armée du mouvement indépendantiste dès 1948, puis représentant du FLN à l’étranger pendant la guerre ; Ahmed ben Bella, premier président de la République algérienne écarté du pouvoir en 1965 ; Ben Youcef ben Khedda, président du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) au moment de l’indépendance de l’Algérie ; Mohamed Boudiaf, fondateur du FLN en novembre 1954. Apparait aussi le fondateur du mouvement indépendantiste algérien, Messali Hadj, adversaire tenace du FLN pendant la guerre d’Algérie. Il n’y a pas si longtemps, les manuels expliquaient que le FLN avait affronté « deux ennemis » Ñ l’armée française et les « messalistes », organisés en 1955 en Mouvement national algérien (MNA) , ajoutant que le MNA développait « une grande activité contre-révolutionnaire contre le FLN ». Aujourd’hui, Messali Hadj est présenté comme l’un des « pionniers » du nationalisme. La biographie du président de l’Etoile-nord-africaine (ENA), publiée en français en 1982, vient d’être traduite en arabe. Ferhat Abbas, présenté auparavant comme un « réformiste », un « modéré », est désormais salué comme premier président du GPRA en 1958, et l’université de Sétif porte son nom.
L’exercice de transparence s’arrête là. Si l’écolier algérien apprend désormais que Krim Belkacem est le négociateur principal des accords d’Evian signés en mars 1962, il ne saura rien de la façon dont celui-ci a trouvé la mort assassiné en 1970 par les services spéciaux du pouvoir algérien. De la même façon, aucun manuel ne lui dit comment a été assassiné, fin 1957, la « tête politique » du FLN, Abbane Ramdane : par ses propres frères de combat. Et aujourd’hui comme hier, rien n’est dit de la complexité de la question des harkis, toujours signalés comme des auxiliaires de l’armée française. Les populations « européennes » vivant dans l’Algérie coloniale (notamment les juifs d’Algérie devenus français par le décret Crémieux de 1870) sont toujours vues comme évoluant dans l’univers des « colons ». Quoi qu’il en soit, les manuels scolaires algériens vont bien devoir s’adapter : le lycéen d’Algérie en apprend désormais davantage en se branchant sur les télévisions étrangères ou sur Internet.
(1) Depuis quelques années, des historiens algériens, dont Abdelmadjid Merdaci, Khalida Bentahar, Djamila Amrane et Lydia Aït Saadi, ont entrepris un travail de critique des manuels scolaires algériens.
Par Benjamin Stora, www.liberation.fr
– Auteur de la Guerre d’Algérie 1954-2004 - La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004, en co-direction avec Mohammed Harbi, et d’Algérie, année 1954, Editions de l’Aube, 2004.