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Albert Camus dramaturge insurgé qui a dit la révolte des Asturies

jeudi 17 février 2005, par Hassiba

« Lorsque je perdis l’Andalousie je ne pus rien dire »
Kateb Yacine. 1948

1934 : En Espagne, le trucage des élections pousse les prolétaires des Asturies à se révolter à Oviedo. Une révolution couve et gronde. 1936 : l’Algérie indigène se solidarise. Deux brigades internationales sont levées par des prolétaires émigrés, Rabah Ousidhoum et Mohamed Belaïdi.

Alger pied-noir ne restera pas en marge. Un jeune dramaturge, Albert Camus, espagnol par sa grand-mère, organise la solidarité. Mais à la ville d’Alger, le maire Spermato (de son vrai nom) fait interdire la représentation de la pièce, Révolte dans les Asturies, frappant de censure ce novice dramaturge entreprenant et agité. Désappointé, ce jeune devra attendre près de dix ans avant de réagir contre un intégriste, Gabriel Marcel, qui s’était offusqué de ce que ce jeune dramaturge s’insurgeât contre le franquisme (l’état de siège) au lieu de focaliser ses attaques sur l’URSS. C’était à la fin de 1948. La guerre civile espagnole allait rattraper Camus bien après sa fin horrible avec les massacres d’intellectuels, d’artistes musiciens ou cinéastes, voire dramaturges, de poètes et de journalistes à l’exemple d’Antonio Machado, de Federico Garcia Lorca et de bien d’autres. Pourtant, Camus n’aura jamais eu le soupçon d’établir un lien entre le fascisme franquiste qui avait autrefois garrotté l’Andalousie et le fascisme colonialiste qui strangulait la martyre Algérie.

Le sang des poètes
Tout porterait donc à croire que Camus avait été rappelé à l’ordre du devoir de mémoire dès janvier 1948. En effet, un jeune poète de dix-neuf ans, devenu assez tôt conférencier-essayiste (Paris 1947) et tâtant au journalisme réinscrit la tragédie andalouse dans la mémoire du verbe et de la mélodie.

Kateb Yacine revient sur le sang noirci à force d’avoir absorbé le soleil (Nedjma ou le Poème ou le Couteau, janvier 1948). Une année plus tard, le souvenir est tenace et Kateb chante avec force et crie le thrène des « peuples poignardés » (Poème au douar Sfahli, 1950). Le lien est alors rétabli entre Cordoue-Oviedo et Kherrata-Guelma que vont entretenir et approfondir les tragédies de Tananarive et de Saïgon. Cet échange différé et cette controverse indirecte sur fond d’un conflit qui monte entre deux écrivains unis par les épreuves des communautés algériennes, mais divisés quant au sort de la terre algérienne, vont constituer les premiers creuset et terreau féconds de la jeune littérature algérienne d’expression française. La fracture andalouse entre Camus et Kateb fécondera longtemps l’écriture de l’imaginaire et ne cessera plus de marquer la poésie depuis 1948 (Ouverte la voix : Kateb) jusqu’à 2002 (O ombra del morir : Le cœur insulaire, Dib), soit sur plus d’un demi-siècle.

En 1961, Kateb relance l’affaire andalouse à partir de Tunis avec un texte journalistique en très fort hommage au poète assassiné par le fascisme, Federico Garcia Lorca. C’est que Lorca est à l’affiche pour une représentation théâtrale, et à Madrid même. Kateb peut alors s’écrier dans le quotidien tunisois L’Action-Afrique : « Que peut l’assassinat contre les œuvres du génie ? » 1946 : Horribles furent la guerre civile espagnole de 1936 et les massacres de mai 1945 en Algérie. Ils marqueront la vie d’un autre jeune homme, Jean Sénac. Agé à peine de seize ans et vivant lui aussi très modestement avec sa mère espagnole. La poésie de Sénac, qui est bien fier de ses compatriotes, est brûlante de ce souvenir, surtout à partir de 1949 quand il se met à fréquenter les nationalistes algériens. 1950, Jean Sénac écrit son premier texte anticolonialiste : « Lettre d’un jeune poète algérien », programme plus politique que poétique : « L’Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend son accomplissement. » Ou encore : « Tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste mais nombreux s’y sont accoutumés ou résignés. » L’attaque du jeune poète pied-noir ne visait pas encore explicitement Camus, mais elle avait quelque chose de prémonitoire.

Mais dès 1955, les choses se précisent et l’affaire espagnole revient avec force :
Espagne qu’es-tu donc
sinon ce frôlement d’épervier dans le cœur
sinon la nuit...
De ses longs bras écervelés ma mère essayait d’arrêter le bruit des mitraillettes...
J. Sénac, Espagne qu’es-tu donc ? 1955.

La mémoire partagée
1970-2002. Mohammed Dib rejoint Camus, Kateb et Sénac, partageant la mémoire des espaces (L’Andalousie et l’Espagne) et des temps (la période médiévale pour le premier et la guerre civile de 1936 pour les quatre). Tous auront enfoui au plus profond de leur sensibilité la nostalgie d’une terre martyre. L’Andalousie de Mohammed Dib, doublement martyre d’une conquête inquisitoriale puis d’un martyre des exactions barbares d’un fascisme éradicateur de toute culture libertaire que ce soit en poésie, en journalisme (assassinat de Lorca et exil du poète A. Machado) ou en art (exil des peintres comme Picasso ou des cinéastes comme Luis Bunuel et bien entendu des dramaturges etc.), cette Andalousie point dans son écriture poétique plus profonde, plus épaisse que l’Andalousie camusienne, tout juste martyre du franquisme.

Le déplacement de la nostalgie maternelle vers le souvenir de la fécondité marine chez Albert Camus qu’on peut découvrir dans certains textes allant de Noces à Tipaza (1939) jusqu’à la Mer au plus près (1953), en passant par L’Etranger (1942) où le rivage et la mer participent à l’assassinat de l’Autre, n’a pas de lien direct avec la nostalgie d’une époque faste de démocratie et de libéralisme révolus ou effacés par le temps.

La mère espagnole de Camus n’est espagnole que parce qu’elle parle la langue de ses parents anciennement émigrés en Algérie. Elle n’est ni une exilée ni une victime du caudillo et de sa politique.

La blessure ombilicale chez Camus est surtout une blessure espagnole, une blessure conjoncturelle et non essentielle. Celle de Mohammed Dib, par contre, parce qu’elle plonge ses racines dans la culture poétique comme dans la nostalgie d’un âge d’or à jamais révolu, resté et cultivé dans la mémoire collective de la cité tlemcénienne est une blessure répétitive, à jamais incurable, une blessure existentielle. Source profonde de sa poésie, elle fera naître le refuge dans le mysticisme et l’abandon de soi qui recourt alors au symbolisme pour s’exprimer, ne pouvant se satisfaire du seul registre réaliste inadéquat à exprimer les grands mouvements de l’âme insatisfaite et inquiète. La convocation de la nature entière en ses quatre éléments réunis permet de mettre en valeur la place qu’occupe le monde aquatique (la mer) dans Formulaires (1970), ce recueil de poésie qui clôt un cycle romanesque marqué par le symbolisme et en instance de basculement vers l’hermétisme allégorique. La prise de conscience du complexe rapport d’aliénation linguistique coloniale qui se laisse appréhender à travers la question de la langue d’écriture permet la translation du monde marin (comme dérivatif au monde maternel réceptacle et refuge) vers le monde du soleil et du feu qui rappelle l’Andalousie ardente et ses terres brûlées de chaleur ou vers l’univers des désirs inassouvis que seul le mouvement majestueux de l’écriture créatrice du geste et du sens pourrait rendre accessible aux sens en alerte.

Parabase
Un pas dans le dessein et tout l’espace est franchi, il n’y a plus d’espace, il y a seulement le chemin que tu graves et il faut aller dans cette périphrase calligraphe chercher dans l’écriture qui t’écrit et cherche, mais plus ta persévérance dans le dessin la somme de se dévoiler, la presse de questions, la sonde, la scrute et plus elle approfondit son mystère et c’est tout ce qui importe, ce mystère-là est sa patrie, un pays dont on ne sait encore que le signe chaque jour variable, une gerbe d’augures, un faisceau de présomptions et la seule évidence, la terrible évidence où tout peut élire la rivière et l’argile, le faucon et la plume, la nuit et le crime tout au cours des choses qui se nomment et ne se nomment pas et c’est la femme... - Mohammed Dib, Omnéros, Seuil, Paris.

 A. Camus, Assassinat post mortem, ouvrage collectif chez APIC, Alger, 2005, 240 pages

Par M. Lakhdar Maougal, El Watan