M’étant rendu chez le coiffeur, dans une rue perpendiculaire à la rue Larbi Ben M’hidi, un habitant du quartier entre dans la boutique. S’engage alors ce court dialogue entre l’un des coiffeurs et lui :
-Win kount ? Hadi ghiba…
-Krahtkoum, wellahghir krahtkoum.
-Wa3lach djitna emmala ?
-Djitkoum kima nrouh lel Djebbana…
Quittant ces morts si vivants ou ces vivants un peu morts, je me suis rendu au cimetière de Sidi M’hamed, au Hamma, pour passer un moment avec les vrais morts et aller vérifier que j’étais bien en vie. Certains de ces morts y sont depuis une époque assez reculée, à commencer par Sidi M’hamed Bou Qabrin (l’homme aux deux tombes) qui a donné son nom au cimetière, et pour cause, ce dernier s’est formé autour de la qoubba du wali qui a vécu au XVIIIe siècle. Quel meilleur endroit que les cimetières pour s’écarter un peu du vacarme de la ville, tout en méditant sur le temps qui passe et sur l’Histoire qui nous contemple, elle qui nous a aussi façonnés ? Profitons des cimetières qui nous restent, pourrait-on dire dans une apparence de cynisme, une apparence seulement, car certains de nos cimetières, détruits par les hommes, ont bel et bien disparu. En 1830, il y avait, autour d’Alger, plus de 30 hectares de cimetières. Ces terrains firent l’objet d’opérations commerciales et ne furent donc pas épargnés par le colonisateur français. Les Turcs avaient leur cimetière sur la falaise de Bab Azzoun, en un lieu où fut installé, après la conquête française, le dépôt des combustibles de l’Armée. Ils possédaient également le cimetière des Pachas, à Bab El-Oued, au-delà des portes de la ville. Les musulmans malikites avaient le leur sur les hauteurs de Bab Azzoun. Les Mozabites, au Télemly. Les Juifs dans le faubourg de Bab El-Oued. Les musulmans aisés avaient, en ville, des cimetières de famille. Il y en avait un rue N’fissa, le cimetière Sidi ben Ali. En 1832, l’armée française prit tout bonnement possession de ces cimetières.
« Il ne nous restera bientôt plus aucun lieu pour vivre, ni pour mourir… »
Beaucoup ignorent qu’une partie de Bab El-Oued est bâtie sur une nécropole. La création de l’esplanade conduisit à la destruction de cette dernière. Le sol fut abaissé de 80 centimètres. Un fait témoigne de façon très caractéristique de la barbarie coloniale : une grande quantité d’ossements furent recueillis dans ce cimetière et expédiés à Marseille où il en fut fait du charbon. Ainsi, nous lisons, par exemple, dans le Sémaphore de Marseille, à la date du 2 mars 1832 : «… J’ai reconnu, dit le docteur Segaud, à bord de la bombarde la Joséphine qui arrivait d’Alger chargée d’os, des crânes humains, des cubitus, des fémurs de la classe adulte, récemment déterrés et n’étant pas entièrement privés des parties charnues ». Ainsi, ce que l’on pense être le produit de la barbarie nazie était déjà profondément présent dans l’impérialisme européen. En même temps que les tombes de Bab El-Oued, celles de Bab Azzoun furent saccagées et on en détruisit des centaines au-delà de Bab El-Jdid. Celles situées au long des remparts, puis sur l’actuelle place des Martyrs, des actuelles rues Ali Boumendjel, Larbi Ben Mhidi, Capitaine Hassani Issad furent aussi détruites. En même temps, on ruina un si grand nombre de maisons mauresques qu’un dénommé agha Hamdan disait : « Il ne nous restera bientôt plus aucun lieu pour vivre, ni pour mourir… » C’est alors que les inhumations furent de plus en plus nombreuses à El Kettar (à partir de 1834) et au Hamma, au-delà de Belcourt, où se trouve le cimetière de Sidi M’hamed. Ce dernier n’a commencé à être une nécropole que vers 1850, quand les cimetières occupant l’emplacement des rues de Tripoli, Larbi Ben Mhidi, Ali Boumendjel et du boulevard Debbih Cherif furent détruits. Primitivement entouré de cactus et d’aloès, il fut entouré d’un mur d’enceinte au début du XXe siècle. La porte d’entrée, le minaret, le portique, la fontaine furent également construits à cette époque. Il n’y avait en ce lieu, en 1830, que la qoubba du wali et quelques tombes parmi les oliviers sauvages. Avant d’évoquer la vie de Sidi M’hamed, notons que la plupart des personnes enterrées dans ce cimetière, contenant plusieurs milliers de tombes, sont originaires du quartier de Belcourt, dans un périmètre allant approximativement de l’âqiba à Sidi Messôud, de Chikh El-Kamal à Ayun el-Zerq. Il est également à noter que l’attachement des Belcourtois à leur quartier est tel que plusieurs familles ayant déménagé de ce quartier y enterrent toujours leurs morts. Cependant, comme le cimetière est d’une étendue de moins de deux hectares, il est saturé. Aussi, seules les familles qui y ont déjà leurs morts ont la possibilité de rouvrir les tombes pour en faire des tombeaux familiaux.
Personnalités illustres
Ceci étant précisé, évoquons rapidement la vie des personnages célèbres qui y sont enterrés. Nos morts illustres sont connus par des lectures ou par une photo aperçue au détour d’une rue, dans un journal, sur un site Internet ; néanmoins, nous sommes encore plus conscients de leur existence passée lorsque nous nous retrouvons face à leur tombe. Commençons par Sidi M’hamed Bou Qabrin, dont la qoubba bâtie vers la fin du XVIIIe siècle est au sein de la mosquée. Le soufi sidi M’hamed ben Abd el-Rahman ben Youcef est issu de la fraction des Aït Smaïl, de la région de Boghni, en Kabylie, où il naquit vers 1720, selon certaines sources. La fraction des Aït Smaïl faisait partie de la tribu des Guejtoula d’où son surnom de Guejtouli, d’el-Djerdjeri pour le Djurdjura d’où il venait et d’el-Azhari pour l’université d’El-Azhar, au Caire, où il alla étudier à l’âge de 20 ans. Après 30 ans d’absence en Egypte, il revint près de Boghni et fonda, vers 1774, une zaouïa et la confrérie Rahmaniya (en référence à son père Abd el-Rahman). Il décida par la suite de s’installer au Hamma, près d’Alger, pour y fonder une autre zaouïa. Cette dernière était un lieu de refuge pour les pauvres, les orphelins et les étrangers ; elle était également un lieu d’enseignement. Mort en 1793, Sidi M’hamed fut d’abord enterré à Aït Smaïl, son village natal, mais son corps aurait été dérobé par ses disciples du Hamma. La légende raconte que pour éviter la guerre des frères, son corps se serait dédoublé et qu’il se trouverait dans les deux sépultures : de Belcourt et d’Aït Smaïl. C’est pourquoi on l’appelle Bou Qabrin. Jusqu’au XIXe siècle, une multitude de cavaliers venaient camper dans le voisinage de la tombe algéroise du wali et se livraient à de brillantes chevauchées en son honneur. Au cours des années noires, en 1997, plus précisément, la qoubba fut ravagée par un incendie. Elle est aujourd’hui réhabilitée. D’autres personnalités illustres sont enterrées à Sidi M’hamed, telles que Abd el-Tif qui était le petit-fils du dernier bey d’Oran, et Malek Bennabi, penseur algérien né à Constantine en 1905, dans une famille originaire de Tébessa, et décédé le 31 octobre 1973, à Alger. On lui doit le concept de « colonisabilité », concept concernant les sociétés en décadence, c’est-à-dire celles qui ont perdu leur dynamisme social et se sont trouvées, ainsi, en état de faiblesse structurelle qui a agi comme un appel à la colonisation étrangère. Le terme colonisabilité est utilisé dans son livre Les conditions de la renaissance. On ne peut pas évoquer Sidi M’hamed sans penser à ceux qui l’ont combattue, la colonisation, à ceux qui ont libéré la patrie de ce terrible joug.
-Win kount ? Hadi ghiba…
-Krahtkoum, wellahghir krahtkoum.
-Wa3lach djitna emmala ?
-Djitkoum kima nrouh lel Djebbana…
Quittant ces morts si vivants ou ces vivants un peu morts, je me suis rendu au cimetière de Sidi M’hamed, au Hamma, pour passer un moment avec les vrais morts et aller vérifier que j’étais bien en vie. Certains de ces morts y sont depuis une époque assez reculée, à commencer par Sidi M’hamed Bou Qabrin (l’homme aux deux tombes) qui a donné son nom au cimetière, et pour cause, ce dernier s’est formé autour de la qoubba du wali qui a vécu au XVIIIe siècle. Quel meilleur endroit que les cimetières pour s’écarter un peu du vacarme de la ville, tout en méditant sur le temps qui passe et sur l’Histoire qui nous contemple, elle qui nous a aussi façonnés ? Profitons des cimetières qui nous restent, pourrait-on dire dans une apparence de cynisme, une apparence seulement, car certains de nos cimetières, détruits par les hommes, ont bel et bien disparu. En 1830, il y avait, autour d’Alger, plus de 30 hectares de cimetières. Ces terrains firent l’objet d’opérations commerciales et ne furent donc pas épargnés par le colonisateur français. Les Turcs avaient leur cimetière sur la falaise de Bab Azzoun, en un lieu où fut installé, après la conquête française, le dépôt des combustibles de l’Armée. Ils possédaient également le cimetière des Pachas, à Bab El-Oued, au-delà des portes de la ville. Les musulmans malikites avaient le leur sur les hauteurs de Bab Azzoun. Les Mozabites, au Télemly. Les Juifs dans le faubourg de Bab El-Oued. Les musulmans aisés avaient, en ville, des cimetières de famille. Il y en avait un rue N’fissa, le cimetière Sidi ben Ali. En 1832, l’armée française prit tout bonnement possession de ces cimetières.
« Il ne nous restera bientôt plus aucun lieu pour vivre, ni pour mourir… »
Beaucoup ignorent qu’une partie de Bab El-Oued est bâtie sur une nécropole. La création de l’esplanade conduisit à la destruction de cette dernière. Le sol fut abaissé de 80 centimètres. Un fait témoigne de façon très caractéristique de la barbarie coloniale : une grande quantité d’ossements furent recueillis dans ce cimetière et expédiés à Marseille où il en fut fait du charbon. Ainsi, nous lisons, par exemple, dans le Sémaphore de Marseille, à la date du 2 mars 1832 : «… J’ai reconnu, dit le docteur Segaud, à bord de la bombarde la Joséphine qui arrivait d’Alger chargée d’os, des crânes humains, des cubitus, des fémurs de la classe adulte, récemment déterrés et n’étant pas entièrement privés des parties charnues ». Ainsi, ce que l’on pense être le produit de la barbarie nazie était déjà profondément présent dans l’impérialisme européen. En même temps que les tombes de Bab El-Oued, celles de Bab Azzoun furent saccagées et on en détruisit des centaines au-delà de Bab El-Jdid. Celles situées au long des remparts, puis sur l’actuelle place des Martyrs, des actuelles rues Ali Boumendjel, Larbi Ben Mhidi, Capitaine Hassani Issad furent aussi détruites. En même temps, on ruina un si grand nombre de maisons mauresques qu’un dénommé agha Hamdan disait : « Il ne nous restera bientôt plus aucun lieu pour vivre, ni pour mourir… » C’est alors que les inhumations furent de plus en plus nombreuses à El Kettar (à partir de 1834) et au Hamma, au-delà de Belcourt, où se trouve le cimetière de Sidi M’hamed. Ce dernier n’a commencé à être une nécropole que vers 1850, quand les cimetières occupant l’emplacement des rues de Tripoli, Larbi Ben Mhidi, Ali Boumendjel et du boulevard Debbih Cherif furent détruits. Primitivement entouré de cactus et d’aloès, il fut entouré d’un mur d’enceinte au début du XXe siècle. La porte d’entrée, le minaret, le portique, la fontaine furent également construits à cette époque. Il n’y avait en ce lieu, en 1830, que la qoubba du wali et quelques tombes parmi les oliviers sauvages. Avant d’évoquer la vie de Sidi M’hamed, notons que la plupart des personnes enterrées dans ce cimetière, contenant plusieurs milliers de tombes, sont originaires du quartier de Belcourt, dans un périmètre allant approximativement de l’âqiba à Sidi Messôud, de Chikh El-Kamal à Ayun el-Zerq. Il est également à noter que l’attachement des Belcourtois à leur quartier est tel que plusieurs familles ayant déménagé de ce quartier y enterrent toujours leurs morts. Cependant, comme le cimetière est d’une étendue de moins de deux hectares, il est saturé. Aussi, seules les familles qui y ont déjà leurs morts ont la possibilité de rouvrir les tombes pour en faire des tombeaux familiaux.
Personnalités illustres
Ceci étant précisé, évoquons rapidement la vie des personnages célèbres qui y sont enterrés. Nos morts illustres sont connus par des lectures ou par une photo aperçue au détour d’une rue, dans un journal, sur un site Internet ; néanmoins, nous sommes encore plus conscients de leur existence passée lorsque nous nous retrouvons face à leur tombe. Commençons par Sidi M’hamed Bou Qabrin, dont la qoubba bâtie vers la fin du XVIIIe siècle est au sein de la mosquée. Le soufi sidi M’hamed ben Abd el-Rahman ben Youcef est issu de la fraction des Aït Smaïl, de la région de Boghni, en Kabylie, où il naquit vers 1720, selon certaines sources. La fraction des Aït Smaïl faisait partie de la tribu des Guejtoula d’où son surnom de Guejtouli, d’el-Djerdjeri pour le Djurdjura d’où il venait et d’el-Azhari pour l’université d’El-Azhar, au Caire, où il alla étudier à l’âge de 20 ans. Après 30 ans d’absence en Egypte, il revint près de Boghni et fonda, vers 1774, une zaouïa et la confrérie Rahmaniya (en référence à son père Abd el-Rahman). Il décida par la suite de s’installer au Hamma, près d’Alger, pour y fonder une autre zaouïa. Cette dernière était un lieu de refuge pour les pauvres, les orphelins et les étrangers ; elle était également un lieu d’enseignement. Mort en 1793, Sidi M’hamed fut d’abord enterré à Aït Smaïl, son village natal, mais son corps aurait été dérobé par ses disciples du Hamma. La légende raconte que pour éviter la guerre des frères, son corps se serait dédoublé et qu’il se trouverait dans les deux sépultures : de Belcourt et d’Aït Smaïl. C’est pourquoi on l’appelle Bou Qabrin. Jusqu’au XIXe siècle, une multitude de cavaliers venaient camper dans le voisinage de la tombe algéroise du wali et se livraient à de brillantes chevauchées en son honneur. Au cours des années noires, en 1997, plus précisément, la qoubba fut ravagée par un incendie. Elle est aujourd’hui réhabilitée. D’autres personnalités illustres sont enterrées à Sidi M’hamed, telles que Abd el-Tif qui était le petit-fils du dernier bey d’Oran, et Malek Bennabi, penseur algérien né à Constantine en 1905, dans une famille originaire de Tébessa, et décédé le 31 octobre 1973, à Alger. On lui doit le concept de « colonisabilité », concept concernant les sociétés en décadence, c’est-à-dire celles qui ont perdu leur dynamisme social et se sont trouvées, ainsi, en état de faiblesse structurelle qui a agi comme un appel à la colonisation étrangère. Le terme colonisabilité est utilisé dans son livre Les conditions de la renaissance. On ne peut pas évoquer Sidi M’hamed sans penser à ceux qui l’ont combattue, la colonisation, à ceux qui ont libéré la patrie de ce terrible joug.
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